[HRP :
Le texte en gras est du langage alien.
Le texte en italique est de l'anglais.]
Son regard s’est arrêté dessus alors qu’elle rentrait de l’école.
Pour retourner à la Forêt, le chemin le plus direct consiste à passer par le centre-ville, et notamment, la place en son cœur. En temps normal, Lily Noire préfère se frayer un chemin au travers des toits et des ruelles, mais là, elle a traîné à la serre après les cours. De ce fait, elle est partie particulièrement tard, et les rues ont eu le temps de se vider. En l’absence d’autres piétons, Lily Noire n’est pas dérangée par l’idée de marcher le long des trottoirs.
En observant les environs, ses yeux ont capté le frémissement de cette grande aiguille, qui s’est mise en marche. Elle a avancé, se décalant de plusieurs dizaines minutes, puis s’est à nouveau immobilisée. La petite aiguille, elle, n’a pas bougé d’un iota.
C’est la première fois qu’elle voit l’horloge de la place en action. Ce grand clocher, que personne n’a jamais entendu retentir, a toujours été assez étrange. Apparemment, les aiguilles tendent à se déplacer à l’envers, des fois de façon erratique, plus rapidement ou plus lentement que nécessaire. De quoi mettre à mal la capacité de Lily Noire à lire l’heure correctement.
Est-elle cassée ? Ou au contraire, est-elle parfaitement adaptée à la temporalité de Weirdtown ? Comment se fait-il que personne ne l’ait jamais entendue sonner ? Il y a-t-il quelqu’un pour s’en occuper ?
Toutes ces questions traversent l’esprit de la jeune chatte, qui s’est immobilisée. Elle toise le clocher de bas en haut, subitement captivée par celui-ci. Une tour, à la base cubique, construite de pierres apparentes et au sommet de laquelle prône la fameuse horloge. Lorsque son regard s’arrête dessus, une autre pensée lui vient :
La vue doit être belle, de là-haut.
-...
Le saviez-vous ? Les chats sont des créatures arboricoles. Prendre de la hauteur est autant un moyen pour eux d’observer les alentours que de se mettre en sécurité, hors de portée des prédateurs. Ce n’est pas pour rien que la maison de Lily Noire est dans un arbre, qu’elle apprécie autant escalader le vieux chêne de la Forêt, qu’elle passe par les toits pour rentrer chez elle ; ou encore, qu’elle est prise de l’envie subite de monter en haut de ce clocher.
C’est assez naturellement que sa trajectoire change, et qu’elle se dirige vers le bâtiment. Est-il ouvert ? Fermé ? Il y a-t-il au moins un moyen d’y monter ?… Quelles que soient les réponses, Lily Noire se sent prête à relever le défi.
Ses pas la guident jusqu’à une porte en bois, située tout en bas. Tout doucement, elle vient apposer une patte dessus, pour jauger si elle est fermée. Le son d’un grincement fait réagir ses oreilles, et l’incite à pousser un peu plus. Elle n’a pas besoin d’y mettre beaucoup plus de force pour parvenir à l’ouvrir.
La porte en bois débouche sur un espace clos, encerclé par les murs de brique. Une atmosphère froide, presque humide, découle de l’absence de fenêtre ou de source de chaleur. Lily Noire se retrouve ainsi face à un escalier en colimaçon, dont les marches en pierre ne sont pas parfaitement droites ni alignées.
Les mains toujours posées sur la porte, elle jette un regard derrière elle pour vérifier si quelqu’un la surveille. Elle n’est pas certaine d’avoir le droit de rentrer, mais d’un autre côté, elle ne voit rien l’y interdisant. Alors, elle décide de pénétrer à l’intérieur, et referme délicatement la porte sur son passage.
Le peu de lumière filtrant au travers des interstices est suffisant pour lui permettre d’y voir. Ses queues restent droites, et ses oreilles tournent en tout sens, à l’affût. Il y a-t-il quelqu’un, qui travaille dans ce beffroi ? Ou est-il laissé à l’abandon ?
Prudemment, elle commence à gravir les marches. Assez naturellement, elle passe à quatre pattes afin de faciliter son ascension. Non seulement, cela lui assure une meilleure prise, mais en plus, cela lui permet de grimper plus vite. Elle perd peut-être en visibilité, mais de toute façon, l’escalier tourne tellement qu’il est difficile de voir réellement ce qui se trouve en amont.
Il est assez étrange, d’ailleurs. Certaines marches paraissent incomplètes, et ne font pas toute la largeur de l’escalier. D’autres sont subitement faites de bois, de brique… De béton, de fer, et même… C’est bien un bloc de sel, qu’elle vient de passer ? En plus, leur hauteur ne cesse de varier. Certaines marches sont ridiculement petites, même pour elle. Il y a d’autres moments où Lily Noire est incapable de les franchir d’une traite, et doit recourir à un bref saut pour continuer son ascension.
D’ailleurs, elle a la sensation que cette dernière est bien plus longue qu’escompté. Sans fenêtre, difficile de savoir à quelle hauteur elle se trouve, ni la distance qui la sépare du sommet. Pour autant, elle est assez sûre que la tour ne lui a pas semblé si haute. Est-ce normal, qu’elle mette autant de temps ? Depuis qu’elle enchaîne les marches, elle devrait déjà être arrivée, non ?
L’espace et le temps sont des notions volatiles, à Weirdtown. Si ça se trouve, le fait d’être dans une horloge perturbe sa perception ; ou alors, ce bâtiment est un piège et l’escalier sans fin. Ou peut-être faut-il certaines accréditations pour arriver au sommet ? S’est-elle lancée dans une quête interminable ?
Alors qu’elle commence à s’interroger, voila que les escaliers débouchent sur une ouverture.
Non sans un certain soulagement, Lily Noire se faufile au travers de celui-ci. Une fois arrivée en haut, elle prend un instant pour se relever, et détailler les environs.
Ses oreilles ne l’ont pas averti d’une quelconque présence. C’est une grande pièce carrée, dont le sol est couvert de parquet, et les murs battis autour d’une infrastructure métallique. Ici, il y a de vraies fenêtres, et l’odeur d’humidité a été troquée par celle de la poussière. La lumière du soleil couchant met en exergue les volutes de particules qui flottent dans l’atmosphère.
Au centre de la pièce, il y a une grande cloche, encadrée par un support en bois et maintenue par une corde. Cette dernière est reliée à tout un système de fils, qui eux-même, sont connectés à une grande plaque circulaire encastrée dans un mur…
Tandis qu’elle s’avance vers elle, et que le parquet grince sous ses pas, Lily Noire se doute déjà qu’il s’agit du dos de l’horloge. Des rouages en quantité démesurée, qui s’imbriquent les uns dans les autres, reliés par une armature métallique et des composants qu’elle ne saurait nommer. A travers la plaque de verre qui sépare tout cet engrenage de l’extérieur, il est possible de discerner les aiguilles, ainsi que les numéros qui font le tour de l’horloge.
La jeune chatte se fige devant toute cette mécanique, bien incapable de l’appréhender. Elle a beau être bricoleuse, elle n’a pas du tout le niveau de connaissance requis pour s’intéresser à l’horlogerie. Même pas sûr que cela lui plairait : Lily Noire préfère travailler sur des grands objets, des trucs concrets. Une telle minutie est peut-être de trop, pour elle et ses gros coussinets.
Malgré ça, elle ressent une certaine fascination pour cet étrange objet. Un appareil, conçu et calibré pour mesurer le temps… A la fois un outil pratique et un symbole ésotérique, qui mêle une science rigoureuse à une notion abstraite et énigmatique.
Sauf que dans cette ville, il semblerait que la dimension mystérieuse l’emporte sur le factuel.
Un regard au travers d’une des fenêtres permet de contempler Weirdtown depuis les hauteurs : malgré l’aspect hétéroclite des bâtiments, quatre quartiers se distinguent clairement. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’un d’eux est enseveli par la neige, un second s’imprègne intensément de la lumière du soleil, un autre est noyé par les couleurs des arbres en pleine floraison, et un dernier se voit assombri par la mousson.
Même les saisons ont cessé de répondre à une logique temporelle, et préfèrent se cantonner à un agencement spatial, qui lui est bien plus stable.
Le temps à Weirdtown est bien trop détraqué. Cette pauvre horloge peine à suivre le rythme des secondes, des minutes, des heures, qui, d’un moment à un autre, peuvent rétropédaler, accélérer, ou s’arrêter net. Peut-être que quelqu’un a essayé de l’aider, a réajusté ses écrous pour lui permettre de rester dans la cadence, a remis ses pendules « à l’heure » ; il l’a fait une première fois, puis une seconde, puis une troisième ; et au bout de l’énième altération temporelle, après un autre de ces décalages, il a laissé tomber. Il a abandonné cette pauvre horloge, dont l’existence au sein d’un monde sans temps mesurable et linéaire, est par essence, caduque.
Tout ça, c’est sans parler de son Némésis. Le sablier. L’artefact mythique présent sur toutes les lèvres depuis les jeux du stade… Qu’il y a-t-il de pire qu’un temps instable ? Un temps sous contrôle, maîtrisé par un être aux motivations propres et aux intérêts personnels.
Probablement.
Lily Noire ne s’est jamais trop intéressée à cette histoire de sablier. Si elle mettait la patte dessus, elle ne saurait pas quoi en faire. Chaque jour, des habitants arpentent les rues et les bâtiments de la ville dans l’espoir de le dénicher. Afin de retourner à leur époque, ou simplement pour percer ses secrets…
Les années 2010 manquent à Lily Noire, mais elle a fini par s’accoutumer aux années 80. Le seul vrai bémol avec ces dernières, c’est que le confort a fait un bond en arrière, de même que les sciences. Ça, ça l’embête un peu plus que des considérations bassement nostalgiques.
Probablement que si elle trouvait le sablier, elle retournerait en 2010. Mais elle n’en tirerait aucun bénéfice véritable. Ce n’est même pas comme si elle dépendait directement de la technologie pour sa vie quotidienne… Et même si certains ouvrages des années 80 sont incomplets, voire quelques fois, erronés, la plupart reste riche en informations.
Enfin… Il y a bien quelque chose que cette année n’est pas en mesure de lui apporter…
« C'est quoi un Orobranche 224 hybride ? »
La question de Katinka résonne dans l’esprit de la chatte. Elle est son premier contact avec la ville de Weirdtown, la première habitante avec qui il lui a été donnée d’interagir. Et depuis, cette question la tiraille… Lily Noire n’a jamais été en mesure de répondre correctement à cette simple interrogation. Pourtant, on trouve des trucs sur « C’est quoi un chat ? », « C’est quoi une plante ? », ou encore, « C’est quoi un humain ? »…
Mais un Orobranche 224 hybride ?
Rien. Niet. Nada.
Inconnu au bataillon.
Elle a eu beau arpenter la bibliothèque, les serres, les animaleries, elle n’a rien déniché.
Enfin… On trouve bien des choses en lien avec les orobranches. C’est… Une espèce de plante herbacée et parasite, de petite taille.
Voilà tout.
Quand on dit qu’une plante est parasite, cela veut simplement dire qu’elle se greffe sur une autre plante pour percevoir une partie de son alimentation. Rien de plus. Cela ne signifie en aucun cas qu’elle peut fusionner avec un autre être vivant – encore moins un chat, ou qu’elle soit douée de langage, d’intelligence, qu’elle puisse se mouvoir, penser, respirer… D’ailleurs, si on est tatillons, les quelques parties végétales de Lily Noire n’ont pas grand-chose à voir avec une plante de la variété des orobranches.
Et elle n’a jamais eu besoin de parasiter quoi que ce soit pour survivre. Certes, on pourrait débattre que la prédation est une forme de parasitage, mais… Ça, ce n’est pas propre à elle. Les chats, les plantes carnivores, même les humains font ça…
La connaissance et le savoir grandissent avec le temps. Ce sont les années de développement de la civilisation humaine qui ont permis d’ériger des cultures, construire des bâtiments, étudier l’éthologie et la botanique…
Weirdtown a beau faire ce qu’elle veut, c’est l’une des choses pour lesquelles elle est à peu près cohérente. Le progrès de la civilisation dépend de l’année en cours. Dès lors…
Est-il possible qu’en avançant dans le futur, on arrive à une époque où les Orobranches 224 ont été découverts ? Étudiés ? Révélés au grand jour ?
En tout cas, il est déjà plus probable que l’on trouve des choses à leur propos après 2010, année où Lily Noire est certaine d’avoir existé. Donc…
Si elle en avait la possibilité…
Faire avancer Weirdtown dans le futur pourrait être un bon moyen d’obtenir ce qu’elle souhaite.
-...
Bon… Elle a suffisamment phasé comme ça.
Arrivée au bout de cette réflexion, Lily Noire cesse de contempler l’horloge. Comme si elle était subitement revenue à elle-même, voila qu’elle s’en détourne, et passe le reste du beffroi en revue. Son intuition ne l’a pas trompée : la vue depuis ce sommet est très plaisante. Le soleil se couche, maintenant, et des étoiles commencent doucement à parsemer le ciel… Les bâtiments illuminent les rues à la lueur de leurs éclairages ; dans certains quartiers, les gens sortent et font la fête ; dans d’autres, ils se cloîtrent dans leur petit confort personnel.
Après avoir contemplé la ville sous différents angles, son regard s’arrête sur la cloche au centre de la pièce. La pauvre n’a pas l’occasion de retentir, avec un temps aussi capricieux et une horloge bien en peine de suivre le rythme.
Doucement, Lily Noire s’en approche.
Est-ce parce qu’elle est curieuse d’entendre son tintillement ? Ou par empathie envers ce clocher amorphe ? A moins que ce ne soient ses instincts de chat qui la poussent à interagir avec un objet curieux… ?
Certainement, un peu des trois à la fois. Ce qui est sûr, c’est que Lily Noire finit par s'en approcher. Curieuse, elle jette un regard en dessous, et avise le carillon dissimulé à l'intérieur. Il n'a pas l'air rouillé, ou cassé. Alors elle s'en extirpe, et vient se planter devant la grosse corde, placée juste à côté.
Et si elle la faisait sonner ?
Est-ce que ça servirait à quelque chose ?
Non.
En a-t-elle le droit ?
Hmm. Rien n’insinue le contraire.
La porte était ouverte, non ?
Et puis, cette corde doit bien servir à quelqu’un, pas vrai ?
De toute façon…
Qu’est-ce qu’elle a à y perdre ?
Voilà que ses pattes se posent de part et d’autre de l’imposante corde.
Lily Noire cherche à tirer un coup dessus, mais… Elle est surprise par son poids, et ne parvient pas à la tirer convenablement.
Alors, elle se débarrasse de son sac, qu’elle pose non loin, et s’y reprend plus sérieusement. Elle se positionne devant, le dos droit, et plante ses griffes dans le chanvre pour assurer une meilleure prise.
Puis, elle prend une profonde inspiration.
Et tire un coup sec.
Il lui faut serrer la mâchoire et pousser sur ses muscles, mais elle parvient à enclencher un mouvement. A peine a-t-elle tracté la cloche vers elle qu’elle la relâche, incapable de soutenir son poids.
La corde s’échappe de ses pattes, et repart, accompagnant son mouvement.
C’est dans ce même mouvement que le carillon de la cloche rentre en contact avec ses parois, et retentit d’un impressionnant…
GONG !
Lily Noire n’a que peu tiré, et l’énergie cinétique n’est pas suffisante pour plusieurs va-et-vient tonitruants. Cela dit, cela suffit à faire battre son petit cœur de chat, et à hérisser son pelage d’excitation. Le souffle court, elle observe, expectative, la cloche reprendre doucement sa position initiale.
Voilà.
Elle l’a fait.
Le silence retombe, puis une seconde s’écoule. Puis une autre. Et une autre.
Est-ce que d’autres habitants ont pu entendre ce son ?
Elle sait que les humains ont une moins bonne ouïe qu’elle. Mais elle ignore à quel point.
Pour elle, cette simple résonance lui a paru assourdissante.
Mais c’était rigolo.
Satisfaite, Lily Noire récupère son sac, qu’elle renfile sur ses épaules.
Cela valait le détour.