L'importance du pilier

L'importance du pilier

Le jeune Rithy regardait par-delà la fenêtre de son studio, plongé dans ses pensées, attendant que le temps passe. Ses yeux, ternes comme les nuages sombres à l’horizon, étaient dénués d’émotion. Ses doigts tapotaient nerveusement sur la traverse de la fenêtre, impatients. Il attendait.

Encore. Il attendait ce jour où son animal viendrait jusqu’à lui en courant. Ce jour où il pourrait le serrer contre lui, l’étreindre dans ses bras, lui caresser la tête avec tendresse, et lui murmurer : « C’est terminé Dragibus, tu ne souffres plus, maintenant. C’est terminé, nous allons pouvoir refaire notre vie, ensemble. »

Depuis toujours, Rithy pensait qu’il n’y aurait que lui dans sa vie. Qu’il était son compagnon fidèle, le seul qui semblait le comprendre et l’accompagner dans les moments les plus sombres de son histoire. Comment était leur relation avant leur arrivée à Weirdtown ? Il ne s’en souvient même plus, mais… Pour que sa présence lui manque autant, il ne pouvait qu’être extraordinaire.

Et pourtant, peu à peu, le jeune garçon s'est éloigné de son passé. Il avait fait de nouvelles rencontres dans cette ville. De nouveaux amis ? Des garçons de son âge, des adultes plus âgés qu’il avait appris à aimer. Il s’était même mis en danger pour tenter de sauver certains d’entre eux, mais… Jouer sa vie, n’est-ce pas une banalité, à Weirdtown ? Weirdtown lui-même n’est qu’un jeu. Enfin… Un jeu qui prend beaucoup de temps à se résoudre.

Rithy mit la paume de sa main sur sa joue, un sourire involontaire effleura ses lèvres en repensant à ces moments. Il avait même (oups) mis en danger une personne de la police, songea-t-il en repensant à sa rencontre avec Diego. Ils avaient élucidés des mystères, il s’était fait des alliés, peut-être même des amis chez qui il a séjourné, il y a quelque temps. Peut-être pouvait-il finalement se faire aimer des gens ?

Cependant, à chaque fois qu’une pensée positive émergeait, elle se voyait rapidement éclipsée par le poids de ses regrets. Son regard s'assombrit à nouveau tandis que ses erreurs ressurgissaient dans son esprit. Il revit le visage sombre d’Okuni, lorsqu’il avait blessé un fantôme dans sa propre demeure…

Il revit la douleur dans les yeux des moines qui l'avaient si généreusement accueilli. Mais… D’un seul geste, il avait brisé leur confiance en dérobant un parchemin sacré… Il avait piétiné les règles pour satisfaire ses propres besoins… La tristesse et la déception qui brûlaient dans leurs yeux le hantaient encore.

Et puis, il y avait la Miko. Pauvre Suzuki. Elle était celle qui l’avait recueilli sous son aile avec le plus de bienveillance. En retour, qu’avait-il fait ? Rien. Rien, si ce n’est la trahir, la décevoir, elle aussi.

Ahh… Il comprenait que plus une relation était profonde, plus la déception pouvait être grande. Et Rithy se demandait souvent, avec amertume : avait-il vraiment le droit d’être heureux ? Le droit de vivre comme un garçon de son âge, entouré de personnes qui comptent pour lui ?

— Je vais me faire un thé, murmura-t-il, par réflexe, brisant le silence pesant de la pièce, même s’il savait que personne n'était là pour l’entendre.

Il soupira en se dirigeant vers la bouilloire. Ses gestes étaient automatiques, comme s’il agissait par habitude plutôt que par envie. Il attrapa un sachet de thé, sans même jeter un œil à l’étiquette, le choix était devenu insignifiant.

Soudain, un coup de vent fit claquer la fenêtre mal fermée, la secousse faillit lui faire renverser l'eau bouillante.

— Ah.

Sa tasse à la main, il se remit à la fenêtre, d’un air méditatif, refermant celle-ci au passage. Mais les choses commençaient à devenir étranges… Pourquoi les nuages semblaient-ils tous converger vers un même point ? L’instant d’avant, le soleil brillait encore, et maintenant, l’atmosphère devenait de plus en plus menaçante.

— Ce… Ne serait pas vers… ?

Il ne termina pas sa phrase, une intuition glaciale lui nouant l'estomac. Il posa précipitamment sa tasse et attrapa sa veste avant de sortir de chez lui. Son thé, à peine entamé, n’avait plus d’importance.

— Je vais juste jeter un coup d'œil, vérifier que tout se passe bien, et comme tout va bien se passer, je ferai demi-tour juste après…



Ses pas s’accélérèrent alors que l'inquiétude montait. Finalement, il se mit à courir. Plus il se rapprochait du temple, plus l’environnement devenait étrange. Un vent glacial le traversa alors qu'il se tenait devant la porte sacrée du sanctuaire.

Arrivé au pied du Torii, Rithy s'arrêta net. L’air semblait figé, lourd, comme si quelque chose de grave se préparait... Ses pensées s’embrouillaient.

— Ce n’est pas forcément inquiétant… Et puis, ils sont forts. Même si quelque chose se tramait, ils sauraient se débrouiller seuls, n’est-ce pas ? Ils n’ont pas besoin de moi… si ?

Ses mots s’étouffèrent dans le vent. Un moment d'hésitation. Un instant où Rithy, planté sous le Torii, ne savait plus que faire. Avancer ou reculer ? Agir ou fuir ?

Il ressemblait à ces chats capricieux, figés à mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, incapables de se décider entre la maison et le jardin.

Là, au milieu du passage sacré, il restait immobile, incapable de choisir la route à prendre.