Deja Vu ! [ Feat Loan Walker ]

Faute de remède, Loan s'est faite à sa condition de femme-qui-transforme-tout-en-chocolat. Elle a inventé toutes sortes de subterfuges pour arriver à vivre à peu près convenablement. Ce qui lui pose le plus de souci en général, ce sont ces réflexes, ces gestes qui ne requièrent aucune sollicitation du cerveau pour être réalisés. C'est se gratter l'extérieur de la narine parce que quelque chose nous chatouille et ne reprendre connaissance qu'à minuit une, lorsque la malédiction se réinitialise. C'est se passer la main dans la nuque ou dans les cheveux et devenir statue de chocolat jusqu'au prochain jour.

Par chance, Loan n'a jamais fondu, et personne n'a jamais cherché à manger un bout d'elle tandis qu'elle adoptait sa pose, figée dans un rictus de crainte et de lassitude mêlées. Elle est restée comme ça un jour entier, dans sa cabine de radio. Un jour où, entourée de personnes globalement bienveillantes, on a éteint les lumières et les chauffages pour qu'elle puisse survivre. Ce serait mentir que de dire que certains n'en ont pas profité pour prendre quelques photos. Il y a de quoi ! « Ma collègue s'est changée en chocolat de Pâques », autant dire que ça cartonne sur Weirdtok ! Loan ne leur en veut pas. Face à une telle situation, elle n'aurait peut-être pas résisté, elle-aussi, à diffuser l'information de cette étrange malédiction. Elle s'estime simplement heureuse de pouvoir sortir vivante de ses transformations – et chaque fois plus alerte, pour éviter de refaire la même erreur.

Bref, Loan a pris le pli – à peu près – et a mis au point des mécanismes pour pouvoir interagir avec les objets du quotidien, à commencer par son vélo. Avec l'aide de quelques weirdos, touchés par sa situation, elle peut désormais bénéficier d'un moyen de transport adapté à sa malédiction. On a accroché à son guidon deux espèces de cerceaux – l'un à droite, à l'un à gauche – dans lesquels passer ses bras pour pouvoir diriger son vélo ; quant à ses freins, elle peut désormais les utiliser à l'aide de commandes avancées aux pieds. Les premières fois ont été difficiles : autant dire que c'est comme réapprendre à faire du vélo. Maintenant, elle gère – là-aussi, à peu près. C'est en tout cas suffisant pour parvenir à se déplacer à allure modérée en ville.

Mais c'est sans compter les bizarreries de Weirdtown. Alors qu'elle est en train de pédaler, direction l'épicerie, Loan doit mettre ses nouveaux freins à l'épreuve lorsqu'un gars sur un vélo lui passe sous le nez à la vitesse de l'éclair. Il hurle quelque chose – du genre « tout est sous contrôle » - mais l'animatrice radio a comme un doute quant à la véracité de ces propos. Elle est d'autant plus perplexe quand une armée de vélos surgit dans un bruit de roulement, de chaînes rouillées et de sonnettes derrière le jeune homme qu'elle vient tout juste de voir passer.

« Ah... Ah bon... »

Ça la rassure en un sens. Elle n'est pas la seule à subir des bizarreries. Elle hésite à le suivre pour l'aider quand son vélo, d'un coup d'un seul, décide à sa place. Il redémarre brutalement, si bien que les pédales viennent taper dans ses chevilles.

« Wooawww ! »

En quelques instants, la voilà au milieu du troupeau de vélos sauvages. Sa propre monture fait des embardées, comme si elle souhaitait se débarrasser de sa cavalière, mais Loan tient bon, le dos courbé et penchée en avant comme pour faire corps avec son destrier récalcitrant. Elle hurle pour tenter d'attirer, à l'avant, l'attention de l'homme qui semble être la cause de cette manifestation de bicyclettes :

« QU'EST-CE QUE TU LEUR AS FAIT POUR ÇA ?? »

Plusieurs émotions s'emparent des traits de la pauvre Loan qui, non-contente d'être victime d'une malédiction, se retrouve embarquée dans une migration massive de vélos. Même si ses journées sont de plus en plus étranges et même si, d'une certaine façon, elle s'y est accommodée, Weirdtown parvient toujours à la surprendre de façon imprévisible. En l'occurrence, la prise d'autonomie de son destrier n'est pas l'unique fait qui l'hébète : la réaction distraite de celui qui « guide » l'armée de vélos l'est d'autant plus. Tout porte à croire qu'il a fait ça toute sa vie.

« Alors pour moi, oui ! Mais apparemment toi t'as l'air d'être un habitué ! »

Loan serre les dents en voyant le vélo de son interlocuteur faire une violente embardée. Il s'y agrippe de justesse alors que son corps se contorsionne, rabattu brusquement d'un côté comme dans une attraction à sensations fortes.

« À tout hasard, t'en aurais pas piqué quelques uns ? Ça s'trouve, c'est pour ça qu'ils t'en veulent ! »

L'animatrice radio convertie en pilote de bicycle fou jette, à tout hasard, un œil rapide aux tiges de métal sur roues qui l'encerclent. Elle croit bien reconnaître parmi eux l'un des siens – un joli vélo orange au cadre éraflé à force d'être négligemment posé n'importe où – mais de là à s'en assurer à cent pour cent... Les circonstances ne lui en laissent pas le temps puisque le peloton arrive droit sur un passage piéton, lequel est traversé par une petite mamie. Son cri chevrotant est couvert par un concert de klaxons aux mélodies diverses et variées. Une vraie cacophonie. Loan retire son bras gauche du cerceau relié à la poignée gauche et l'agite vainement pour dire de dégager. Au dernier moment, les vélos, comme conscients de la situation, évitent la vieille dame. Celui de Loan ne fait pas exception.

« Non, non je te confirme : c'est pas sous contrôle, mais ils ont l'air de savoir ce qu'ils font ! Comment c'est possible ?! »

La solution du garçon semble être la plus viable au vu de la situation : même si la réception risque d'être douloureuse, c'est toujours mieux que d'aller s'écraser contre un mur ou pire... Au moment où les deux humains envisagent sérieusement la question, l'armée de bicyclettes bifurque brusquement vers une voie d'insertion. Alors certes, Weirdtown a la chance de ne pas avoir de voies rapides vraiment dignes de ce nom mais là, les choses risquent vraiment de se corser. Plus de véhicules, moins d'endroits où atterrir sans trop de bobo et surtout, plus de vitesse. Les vélos donnent tout ce qu'ils ont, lancés sur la voie.

« T'as un plan B ?! Parce qu'à part prier et s'accrocher à une voiture, je vois pas trop d'autre moyen de s'en sortir maintenant ! »

Ça passe... ou ça finit dans le Mindscape pour le reste de la journée.

À défaut de pouvoir s'agripper convenablement, Loan essaie de faire corps avec son vélo. Le dos arqué, elle presse ses cuisses contre le cadre de son destrier, ses pieds croisés sur le tube inférieur pour éviter que les pédales, tournoyant à toute allure, ne la heurtent.

Devant, le garçon hurle – ordonne – à sa propre monture de s'arrêter. Et, chose étonnante : elle le fait. Le soulagement n'a même pas le temps de monter à la surface qu'il se retrouve submergé par une vague d'effroi écumée d'adrénaline. Surpris par les ordres de leur « chef », les vélos en première ligne s'arrêtent et forment un mur d'acier contre lesquels les autres bicyclettes viennent s'écraser. Loan n'est pas loin derrière.

Il se passe encore autre chose, le temps qu'elle arrive à hauteur de l'accident. Les vélos se redressent, comme si plusieurs personnes invisibles s'employaient à les relever simultanément. Ils se remettent en route, et certains semblent... s'ébrouer ? L'animatrice radio commence sérieusement à douter qu'il s'agit de simples objets. Et s'il s'agissait là de la réincarnation d'animaux ?! Une expérience qui a mal tourné, peut-être ? Elle commence à comprendre Maria : cette ville recèle en effet de bien de bizarreries...

Face au tableau des vélos qui roulent à l'unisson, Loan réalise qu'il manque un détail. Ce détail, c'est le gamin...

« Oh non ! »

Elle le distingue, cavalant tout à l'avant, sa queue enroulée en ceinture de sécurité autour de son corps. Ses efforts pour tenir ses poursuivants à distance sont vains, car les voilà de nouveau lancés à pleine vitesse, profitant d'une légère pente pour grappiller chaque seconde quelques mètres supplémentaires. À ce rythme, le jeunot va imminemment finir en bouillie...

Aux grands mots les grands remèdes ! Loan donne un grand coup de hanche sur la gauche pour déstabiliser sa monture. Serré qu'il est avec les autres, il heurte un de ses comparses roulants, lequel rentre lui-même dans un autre, qui bouscule lui-même un autre... Par effet domino, les vélos se percutent les uns les autres et changent progressivement de direction. Loan est parvenue à écarter une bonne partie de la horde du sillon du garçon mais pas suffisamment pour qu'il s'en sorte indemne. La jeune femme applique alors sa dernière idée, profitant que les bicyclettes soient encore au contact les unes des autres. Elle tend la main, doigts écartés, vers le ciel et écrase sa paume sur son guidon. Aussitôt, celui-ci prend des teintes chocolatées. Pas que des teintes, à vrai dire : sa malédiction faisant aussitôt effet, le vélo se change progressivement en chocolat. Loan s'écrase lamentablement au sol, dans une flaque au goût sucré, mais son plan semble fonctionner : les deux-roues autonomes s'agitent, se percutent, et la malédiction se propage. Certains tentent de s'écarter pour sauver leur peau... enfin aluminium.

« T'arrête pas, continue de courir ! »

Loan est à terre après avoir livré bataille. Il semblerait que son plan ait marché car la cacophonie des vélos n'est plus. Recouverte de la tête aux pieds de chocolat, la jeune femme a tout l'air d'être une compétitrice de parcours de cross ; une compétitrice qui, après un saut périlleux, aurait fait une chute vertigineuse dans une énorme flaque de boue. Du revers du bras, elle s'essuie le visage pour éclaircir son champ de vision. Le garçon qu'elle a cherché à sauver est en train d'approcher. Lui ne semble pas avoir fait les frais d'une mauvaise chute. Tant mieux.

« Oh, t'inquiète, c'est... normal. »

Autant que peut l'être le fait de transformer des objets du quotidien en chocolat par un simple contact tactile.

« T'excuse pas. C'est pas toi qui a charmé ces vélos pour en faire une armée, alors t'as pas à te sentir coupable. Et puis ça m'a permis de voir qu'il pouvait y avoir de bons côtés à cette malédiction ! »

Désormais sur pieds, Loan jette un coup d’œil circulaire autour d'elle. Son plan a fait tout un tas de victimes si l'on s'en fie au périmètre qu'occupe la texture chocolatée au sol. À défaut de fierté, elle ressent une certaine crainte à l'égard du pouvoir qu'elle a entre ses mains. Et si cet accident avait eu lieu avec des véhicules conduits par de vraies personnes ? Que seraient-elles devenues ? Qu'aurait-elle déclenché ? Loan scrute le paquet tendu par le garçon avec un sourire navré. Elle ne peut pas accepter, pas parce qu'elle ne le veut pas, mais parce qu'elle ne le peut pas.

« Non, c'est gentil mais garde le : tout ce que je touche se transforme en chocolat. Les mouchoirs ne feront pas exception. »

Elle prendra une douche bien méritée une fois rentrée. Et puis elle retournera sur ses pas pour nettoyer tous les dégâts qu'elle a causés... Elle n'est pas couchée !

« T'as un pouvoir, toi-aussi ? T'as participé à l'événement de Pâques, ou bien ?... … ! A-Attends avant de... Okay... »

Loan n'a pas eu le temps d'intervenir. Son interlocuteur, qui semble avoir un don pour sauter du coq à l'âne, a déjà arraché un bout du vélo à proximité et croqué dedans. À sa tête, il semble en apprécier le goût. Si seulement elle en avait la possibilité, Loan l'aurait imité, ne serait-ce que pour voir si ce qu'elle transforme devient du chocolat véritable ou s'il demeure là une saveur d'acier ou de pneu chauffé, tel un arrière-goût indésiré...

« Je crois que personne n'a jamais pris le risque d'en manger...  à part toi, Tao, du coup. Moi c'est Loan. Je te serrerais bien la main mais pour des raisons évidentes, je vais éviter de le faire. Je serais toi, j'éviterais quand même de trop en manger, on sait jamais tu sais... »

C'est à ce moment précis qu'un crissement de pneus retentit. Alerte, Loan tourne la tête et constate l'arrivée d'un camion de journalistes. Comment ont-ils fait pour arriver si vite ?... D'accord, la ville n'est pas très grande mais tout de même ?!

« Vous ! Vous là, on a des questions à vous poser !! »

La journaliste, dans sa robe parfaite et sur ses talons hauts, préfère contourner la flaque chocolatée plutôt que d'y risquer sa dignité. Ses acolytes – un caméraman et un homme armé d'une perche – en font de même. Ils arrivent tous trois à hauteur de Loan. La journaliste la regarde du coin de l’œil, méfiante (l'animatrice radio est toujours couverte de chocolat), puis adresse un grand sourire à Tao.

« Nos petites souris nous ont rapporté que vous étiez à l'origine de cette attaque de vélos ! Dites-nous tout ! Que revendiquez-vous ? Comment vous y êtes-vous pris pour rallier ces bicyclettes à votre cause ? »  

Quand Tao remet en question les renseignements glanés par la presse, l'un des sourcils de la journaliste est agité d'un spasme. Ses acolytes la scrutent en coin avec un air inquiet, comme s'ils craignaient sa réaction. Il ne se passe pourtant rien de spécial : elle garde le silence quant aux petites souris, conservant ainsi le mystère des informateurs dissimulés dans la foule, et reprend du poil de la bête face aux réponses du jeune garçon. Ce n'est pas exactement ce à quoi elle s'attendait mais Tao lui donne assez matière à rebondir.

« Donc vous prétendez que votre vélo serait doué de conscience ? Duquel s'agit-il ? Comment l'avez-vous obtenu – ou rencontré, si vous préférez ? Est-il capable de parler, à moins que vous ne soyez capable de discerner ses intentions ? »

Sans laisser le temps à Tao de répondre à ses (trop) nombreuses questions – peut-être pour lui laisser le temps d'y réfléchir d'une certaine manière –, la journaliste se retourne d'un bloc vers une Loan poussiéreuse, écorchée et couverte de chocolat. En l'état, elle n'est vraiment pas présentable, mais ça ne l'empêche pas de sourire poliment à ses interlocuteurs. Elle arrive même à arracher un sourire à celui qui tient la perche.

« Un super-pouvoir, eh ? Celui-là a-t-il quelque chose à voir avec la quantité astronomique de chocolat présente ici ?
- Eh bien, euh... Oui en effet ! »

Forte de son expérience à la radio, Loan fait preuve d'une grande aisance devant les caméras. Elle explique alors comment elle s'est retrouvée affublée de ce pouvoir après sa défaite à l'événement de Pâques, comment aucun médecin n'a su lui trouver un remède, ce qu'il lui a fallu inventer pour pallier son incapacité à toucher quoi que ce soit et, enfin, l'aventure des vélos, la seule pour laquelle son pouvoir lui a été vraiment bénéfique.

« Eh bien, c'est une sacrée aventure ! Et vous n'avez pas pensé à ouvrir une chocolaterie ? »

Tandis que la journaliste se retourne de nouveau vers Tao, Loan réfléchit sérieusement à l'interrogation de la femme. C'est franchement pas con, ouais ?

« Ben écoutez, c'est pas si bête comme option... Pour tout vous dire, j'espère quand même que cette malédiction finira par être levée, mais clairement, si je dois rester comme ça toute ma vie, autant que ça serve ! »

C'est tout bénéf' pour elle : non-seulement elle pourra continuer à gagner sa vie, mais elle pourra aussi faire plaisir aux petits et aux grands en produisant du chocolat local – ce qu'à sa connaissance personne ne fait actuellement. Un petit sourire amusé s'empare de ses lèvres. Elle imagine parfaitement Donatello se vanter que ce chocolat a été fait par Loan. Des Dinosaurus façon Loan, oui ! Elle commence déjà à s'interroger à quelle forme donner à ses productions.

« Puisque le vélo est parmi nous, souhaite-t-il témoigner sur l'événement ? »

L'animatrice radio est coupée dans ses réflexions par la scène surréaliste qui se déroule sous ses yeux. Contre toute logique, la journaliste tend son imposant micro vers le vélo qui... eh bien qui ne semble pas très bavard. Est-il vraiment capable de parler ? Ou fait-il seulement le timide ? Une part de Loan désire qu'il se mette tout à coup à communiquer. Ce ne serait pas la première chose bizarre qui arrive à Weirdtown mais probablement l'une des plus tordues. Un fait qu'il lui faudra encore expliquer à Maria si celui-ci passe au journal télévisé... Aïe.

« D'où venez-vous ? Qu'est-ce qui vous amène à faire des détours de la sorte ? Est-ce que vous prévoyez de prendre possession de la ville, ou rendez-vous simplement service à d'autres confrères à deux roues comme vous ? Dites-nous tout ! »

La journaliste a l'air d'y croire dur comme fer, en tout cas.

Le regard perplexe que Tao jette à Loan n'échappe pas à cette dernière, et celle-ci lui répond discrètement d'un haussement d'épaules. Au vu des bizarreries qui se déroulent à Weirdtown, elle ne peut légitimement pas juger la journaliste, qui en a peut-être vu bien plus qu'eux deux réunis. Et quand même bien Weirdtown n'était pas, eh bien, Weirdtown, peut-on blâmer quelqu'un pour son excès de fantaisie, pour son désir de voir le quotidien se transformer en quelque chose d'exceptionnel ?

Le visage de Loan s'habille d'un grand sourire quand Tao jette habilement un appât à l'opposé de son vélo, en direction d'une fausse rumeur. Le pire, c'est que la journaliste et son équipe mordent à l'hameçon, comme si cet événement pouvait vraiment avoir lieu. Même pour Loan, ça semble pourtant gros.

« Vite vite vite, rattrapez-les ! Ils ont du rentrer dans le Leduc, là-bas ! »

À l'instar de Tao, Loan prend la tangente, direction son chez-elle pour une douche ma foi fort méritée.