Rouages Grinçants - ft. Lesley

C'est toujours un risque. Son père lui propose une sortie ! C'est suffisamment rare pour lui donner de l'espoir. Ou au moins pour la laisser rêvasser. Lesley comme tout enfant finit par apprendre des patterns même les plus cruels : elle passe la journée à se dépêcher, à faire tout ce qu'elle doit faire (et à essayer de bien le faire), et quand le soleil passe la seconde moitié du ciel elle met ses tâches les moins pressantes de côté et demande de l'aide aux autres scouts pour finir celles qui sont urgentes. Elle prévient qu'elle ne sera pas disponible, ou alors seulement en urgence.

Et puis elle attend.

Lesley se trouve au bar à tapas, proche de l'entrée. Elle y est allée toute seule ! Son père lui a assuré qu'il serait présent, qu'elle n'a pas besoin d'aller le chercher, qu'il ne voudrait pas la faire attendre.

Sauf qu'elle attend.

La petite fille se balance d'une jambe à l'autre. La petite fille finit par bondir sur un petit muret et faire les cent pas dessus. À Weirdtown il n'est pas étonnant de trouver un enfant seul ; rares sont ceux qui l'abordent pour lui demander si tout va bien.

« Oui oui. Tout va bien. Je suis sûre. Merci. »

Non. Mais oui tout de même ! Mais un grand non.

C'est que Lesley n'est pas surprise. Et puisqu'elle n'est pas surprise, elle aimerait ne pas être déçue. Sauf qu'elle l'est, et que petit à petit elle arrête de gesticuler et finit par s'asseoir par terre, les jambes repliées contre elle-même, les bras autour des genoux et le menton appuyé dessus.

Elle aurait dû aller le chercher. Elle sait qu'elle aurait dû, qu'elle ne doit pas faire confiance, que c'est toujours comme ça que ça finit quand elle relâche un peu ses efforts.

Lesley, des fois, en veut terriblement à son père de la forcer à faire autant d'effort pour rester son enfant.

Le ciel devient orange. Premier signe qu'il faut se presser ! Ceux qui sont raisonnables commencent déjà à introduire la fermeture de leur boutique. Évidemment, puisqu'il s'agit du quartier hispanique, tout le monde n'est pas très raisonnable. Lesley est quant à elle une scout tout à fait exemplaire : elle est parmi les premiers à se lever et à s'éloigner.

Pas pour rentrer, oh non. Lesley comme à chaque fois qu'elle est oubliée refuse de se raisonner. Parce que le lendemain, elle devra faire comme si de rien n'était, et choisir entre évoquer le lapin que son père lui a posé et subir son insupportable légèreté et ne rien dire et savoir que ce ne sera jamais évoqué.

Elle lui en veut. Elle lui en veut elle lui en veut.

Alors Lesley s'en va bouder auprès du danger. Elle trottine entre les ruelles connues du quartier, entre les décors colorés et les rires partagés –ceux auxquels elle ne peut plus se mêler– jusqu'à ce bâtiment abandonné.

Il est toujours là, ce bâtiment. Enfin, pas tout à fait. C'est plutôt qu'il existe toujours. Elle a parfois l'impression que le chemin n'est pas le même pour le rejoindre ; ou bien qu'il a changé de couleur exprès pour se cacher comme un caméléon dans la forêt.

La petite fille le repère pourtant toujours. Par habitude, dira-t-elle ! De la même façon qu'on retrouve le bon arbre à force de compter ses rides sur l'écorce. Ça ne trompe pas.

Elle rentre sans difficulté, la porte n'est pas fermée à clef. Elle se faufile, dans ce qui pourrait tantôt être un salon et tantôt rien de reconnaissable, jusqu'aux affaires qu'elle laisse ici exprès pour ne pas être obligée de repasser à la maison et risquer de croiser son père.

La prévoyante scout a tout ce qu'il faut ici ! Des rations d'urgence (qui se résument davantage à des bonbons et des gâteaux que de quelconques repas mis de côté), un sac de couchage, une trousse de soin, une lampe torche dont elle réalise avoir encore oublié de changer les piles...

Zut, elle ne pourra pas jouer aux ombres avec Coco cette nuit. S'il vient ! Ce serait bien si elle le voyait. Oh, mais elle peut préparer en attendant quelques feuilles et dessiner en attendant. Ou peut-être écrire ! Oui, elle a besoin d'écrire ce qu'elle a sur le cœur.

Cher Coco, commence-t-elle à rédiger en espagnol, le boss du quartier hispanique n'ayant été manifestement créé pour rien de moins glorieux que servir de journal intime à une petite fille troublée. Aujourd'hui mon papa m'a encore oubliée. On devait aller manger au bar à Tapas. Mais il n'est pas venu. J'ai attendu trèèèèèèès longtemps.

Elle inclut, évidemment, un petit emoji fâché pour ponctuer cette fin de ligne.

J'en ai marre qu'il m'oublie. Je n'oublie jamais de me souvenir de lui, moi ! Je ne comprends pas pourquoi il n'y arrive pas. Alors qu'il n'oublie jamais ses collègues !

La jeune scout observe une pause contemplatrice et très sérieuse sans qu'aucun sourcil ne vienne marquer ni sa frustration ni sa réflexion.

Rien qu'une expression plate, loin des rires qui résonnent loin dehors. La petite fille tape par terre à un rythme agité tel un lapin cartoon mécontent.

Je me demande s'il se souviendrait de moi si je travaillais aussi à la tour radio. Tu penses que ça marcherait ? Je sais que je parle mal mais je pourrais faire des choses moins dures. Je devrais

Un cri résonne et les mots qui devaient suivre ne seront jamais écrits.

Lesley lève la tête. Le doute s'installe puis se dissipe : on l'appelle ! Elle bondit sur ses deux pieds.

C'est la voix de son père, elle est sûre !

Mais que fait-il donc ?

Le ciel n'est plus orange. Le ciel est bleu, et le bleu sans soleil, c'est le bleu de la nuit.

Sombre.

Il ne devrait pas être dehors !

Lesley se précipite à la fenêtre, qu'elle ouvre sans réfléchir, sans se demander si cela suffira à enfreindre la loi de Coco : elle n'est pas dehors, ça ne compte pas, n'est-ce pas ?

« Papa. » Répond-elle. « PAPA. »

Oh, son père va se faire punir s'il ne fait pas attention ! Il faut qu'il se dépêche !

« PAPA PAR ICI. »

Une silhouette. Une grande silhouette. Celle de son père. Parfait ! Lesley sautille sur place avec une énergie qui transmet bien davantage l'empressement que l'enthousiasme.

« VITE. PAPA. DÉPÊCHE TOI. »

Ses sautillements, pourtant, ralentissent progressivement.

Son père avance bizarrement. Comme s'il boitait ? Elle n'est pas sûre, dans l'obscurité.

Peut-être s'est-il fait agresser par des bandits espagnols en chemin ?