[Mission - Un voeu qui a mal tourné] Diego

Une fois de plus, j’étais passé devant la maison de mes parents. Une fois de plus, j’avais été incapable de faire le premier pas. Cela faisait un bon moment que cette situation durait. En réalité, je craignais plus que tout leur réaction, en particulier celle de mon père. Roberto avait toujours été un père sévère mais juste. Quand j’étais enfant, certains disaient que je lui ressemblais beaucoup. Si je tenais physiquement de ma mère, le caractère austère de mon père n’était pas en reste. Notre dernière conversation m’avait laissé un goût quelque peu amer, et j’ignorais ce que mon père pouvait penser de moi à l’heure actuelle. Pouvait-il comprendre que j’avais besoin de tracer ma propre voie, sans suivre nécessairement chacun de ses pas ? Je l’aimais et admirais le grand avocat qu’il était ; aussi aurais-je aimé que nous soyons plus proches à ce jour. À l’orée de la ruelle, j’avais reculé de quelques pas, avant de me détourner du lieu où j’avais grandi. Manquais-je de courage pour affronter la situation ? En vérité, connaissant le caractère de mon paternel, je craignais d’envenimer d’avantage les choses. Ma mère était plus douce, plus compréhensive, mais avec lui, c’était une autre histoire. Roberto était le genre d’homme rancunier qui avait du mal à admettre ses torts. Nous ne nous étions pas parlé depuis longtemps ; lui manquais-je seulement ou m’avait-il rayé de sa vie ?

Quelques jours plus tôt, j’avais entendu des rumeurs sur la fontaine du quartier hispanique ; une fontaine qui exhauserait les vœux. N’étaient-ce là que des racontards de journalistes trop exités ? Je l’ignorais. Toujours était-il que mes pas me conduisaient naturellement vers le lieu des commérages comme si j’étais attiré par une force étrange. Je n’étais pas croyant, pas plus que je n’étais supersticieux. Fallait-il réellement accorder le moindre crédit à ces histoires ? Pourtant un peu de chance était tout ce que je désirais à l’heure actuelle. Si j’avais toujours été en accord avec la solitude, il existait un genre d’isolement qui pouvait tout de même oppresser des personnes comme moi. Je tenais à ma famille, n’était-ce pas plus important que tout le reste ? Nos liens devaient-ils obligatoirement s’éffriter de la sorte ? Je me sentais de plus en plus mal vis-à-vis de cette situation. Je ne souhaitais rien de matériel. Nulle richesse, nulle ruse quelconque pour avoir du pouvoir. Je souhaitais avant tout être heureux, et voir le bonheur des personnes qui m’entouraient. Ainsi, face à la belle fontaine, je lui tournais le dos pour jeter une pièce dans l’eau en pensant très fort à mon vœu.

Je souhaite me réconcilier avec mon père.

J’attendis quelques instants, avant de soupirer. Je me sentais quelque peu ridicule. Weirdtown avait beau être une ville bizarre, j’étais sans doute tombé sur une mauvaise blague. Comment une fontaine pouvait-elle exaucer des vœux après tout ? Ce n’étaient que des histoires à dormir debout, pas vrai ?

Au fond, je le savais. Cette fontaine n’était qu’un mythe, qu’une légende urbaine à laquelle beaucoup souhaitaient s’accrocher et y croire. Il n’y avait rien de concret derrière ces rumeurs. J’espérais que personne ne m’eût vu, à tomber bêtement dans le panneau. Alors que je m’apprêtais à faire demi-tour, mon téléphone sonna. Ce n’était pas n’importe-quel numéro ; c’était mon père. Commençant à transpirer sous le coup de la tension, je ne pus m’empêcher de déglutir. Oui, il m’appellait pour la première fois depuis longtemps. Pourtant, je n’aurais guère su dire si c’était un bon ou un mauvais signe. Roberto allait-il enfoncer le clou ? Me faire des reproches ? Néanmoins, je savais que je ne pouvais guère me permettre de fuir plus longtemps, bien que je fusse tendu. La main presque tremblante, j’avais décroché.

« Allô ?
– Bonjour, Diego. »

Cette voix reconnaissable – mais pas entendue depuis un bon moment – était presque douloureuse. Un long silence suivit. Mon père et moi n’étions pas doués pour parler de nos sentiments ; l’avions-nous un jour été ? Je ne savais pas quoi dire ; devais-je faire finalement le premier pas ? Alors que je pris une profonde inspiration, mon père reprit la parole.

« Tu nous manques. Je suis désolé de m’être emporté la dernière fois, j’aurais dû être plus compréhensif, plus à l’écoute de tes besoins. Je ne peux pas défaire ce qui a été fait, mais lorsque tu seras prêt, tu seras le bienvenu à la maison.
– Merci, papa. »

Ainsi s’était terminée cette conversation. J’en étais encore étourdi. La peur qui me serrait le ventre commençait à se volatiliser, remplacée par un sentiment plus joyeux. Au loin, je voyais une petite fille se disputer avec sa mère. Je n’étais pas du genre superstitieux, pourtant, une part de moi ne pouvait s’empêcher de faire le lien avec le vœu que je venais de prononcer. Je n’avais pas pu lui porter le moindre malheur, n’est-ce pas ? Était-ce un hasard si mon père m’avait appelé au bon endroit et au bon moment ? Si la conversation s’était si bien passée ? Si les bons mots étaient sortis ? J’avais encore du mal à y croire, mais cette histoire de fontaine valait peut-être la peine que je m’y penchât plus sérieusement en fin de compte. J’étais prêt à mener une petite enquête à son sujet. Il était bien entendu possible – sinon très probable – que mon vœu et la conversation avec mon père fussent décorrélées, mais je souhaitais malgré tout en avoir le coeur net.

Que se passerait-il par exemple, si je jetais autre chose que de l’argent dans cette fontaine ? Prenant un vieux bouton de chemise dans ma poche, je répétai les mêmes gestes que tantôt. Optant cette fois pour un vœu que j’estimais moins risqué.

Je souhaite voir le ciel se couvrir.

Quand bien même cette fontaine était digne d’intérêt, une part de moi peinait encore à croire en cette histoire de vœu. Il n’était pas impossible que l’appel de mon père fût un heureux hasard et non lié à la fontaine. Parfois, je me demandais si – bien qu’étant né ici – je n’avais pas un esprit trop rationnel pour cette ville étrange. Cette fois pourtant, alors que j’avais fait mon vœu, j’étais en proie à une drôle de sensation. J’avais comme l’impression que le flux de l’eau s’était stoppé. Me retournant, je vis l’eau couler normalement. Était-ce mon imagination ?

Essuyant quelques gouttes qui perlaient sur mon front, je levais la tête vers le ciel. Oui, il faisait toujours chaud au quartier hispanique, mais cette fois avait quelque chose de différent. Je voyais le soleil si gros… Comme s’il s’apprêtait à s’écraser sur la ville. Je n’avais encore jamais vu ça. Pourtant, en regardant autour de moi, je ne voyais personne s’alarmer, chacun vaquant normalement à ses occupations. Étais-je en proie à une hallucination ? C’était la seule hypothèse qui me semblait plausible sur le moment. Pourtant, en y réfléchissant… Il s’était passé l’extrême inverse de ce que j’avais souhaité. Était-ce parce que j’avais manqué de chance ou parce que j’avais jeté autre chose que de l’argent dans cette fontaine ? Voire les deux ? Je n’avais alors qu’un seul moyen de le savoir. Répétant les mêmes gestes que tantôt, j’avais jeté une pièce dans la fontaine.

Je souhaite voir le ciel revenir à la normale.

Il continuait à faire chaud, si chaud… Était-ce moi ou avais-je l’impression que la situation empirait ? Était-ce à cause du bouton de chemise que j’avais jeté dans la fontaine ? J’avais pourtant lancé une pièce suite à cela, mais tout portait à croire que cela n’avait fait aucun effet alors que mon vœu avait été exhausé tantôt. Je notais pour moi-même qu’il ne fallait guère jeter autre chose que de l’argent dans cette fontaine. Étais-je réellement le seul à pressentir le danger ? Était-ce réellement une illusion ? Je ne savais plus quoi croire, tout ceci semblait bien réel. Comment cette fontaine pouvait-elle être dotée d’un tel pouvoir ? Les boss y avaient-ils jeté un quelconque sort ? J’étais en ce moment persuadé qu’ils y étaient pour quelque chose dans l’étrangeté de cet endroit, pour le meilleur comme pour le pire.

De mon côté, il me fallait faire quelque chose pour améliorer cette situation qui devenait catastrophique. Cette fontaine n’était pas sans me rappeler les bénédictions et malédictions de Weirdtown. De toute évidence, elle était autant capable de me porter chance que de causer des malheurs. Si le vieux bouton de chemise que j’avais jeté provoquait tout ceci, je savais ce qu’il me restait à faire, tout du moins fallait-il tenter quelque chose. Me penchant vers la fontaine pour le retirer, je me mis une fois de plus à penser très fort.

Faites ce que vous voulez de moi, mais, s'il vous plaît, épargnez-les.

Je transpirais à grosses gouttes maintenant. Peut-être s’agissait-il bel et bien d’une illusion, mais mon insinct protecteur revenait au triple galop. Ce que je venais de faire était peut-être un peu bête, mais je ne voulais pas que des innocents de fissent punir par ma faute.

Alors que je m’attendais au pire, je voyais le ciel revenir à la normale. Était-ce parce que j’avais retiré le bouton de chemise de la fontaine ? C’était l’hypothèse la plus plausible. Toujours était-il que dame fontaine semblait susceptible lorsqu’on lui donnait autre chose que de l’or. Un caractère similaire à celui de Mchawi, à l’exception près que ce dernier semblait prendre malin plaisir à regarder les gens de haut. Toujours était-il que le respect était une qualité essentielle au sein de Weirdtown – du moins, le pensais-je. Comme les livres de la bibliothèque, la fontaine devait être traitée d’une certaine manière si on ne souhaitait guère l’offenser et voir les mauvais sorts s’abattre sur nous. Mais quel genre de magie pouvait donc être derrière tout ceci ? Pourquoi le maire avait-il décidé d’installer cette fontaine ? Le monde extérieur fonctionnait-il de la même manière ? J’émettais de profonds doutes à ce sujet.

Avec un léger soupir, je fis demi-tour pour reprendre le chemin du travail. Cette péripétie soulevait presque plus de questions qu’elle n’apportait de réponses – comme toujours dans la ville de l’étrange. Au moins pouvais-je me dire que la communication avec mon père semblait s’améliorer, en trait positif de cette aventure. J’avais pourtant vu une petite fille se disputer avec sa mère tantôt ; simple hasard ou le bonheur de l’un provoquait le malheur de l’autre ? L’idée me tourmentait, et je me promis de garder toutes ces informations dans un coin de la tête.