[Mission - Bruit de frottement] Sadako & Shad

Shadden pose nonchalamment son séant sur un banc vacant, avec un tel relâchement que le siège émet un perceptible « zboumpf » lorsqu'il doit supporter le poids pourtant plume de la jeune femme. Celle-ci couvre le couinement des vis un peu fatiguées par un soupir tout aussi évocateur de son état d'épuisement : la journée a été longue. La semaine a été longue. En fait, depuis que Weirdtown a décidé de se saper façon années 80, tout paraît plus long aux yeux de Shad. Bah, c'était sympa au début : le changement est toujours le bienvenu, jusqu'à ce qu'il nous extirpe de notre zone de confort. C'est un peu ce qui lui est arrivé, à Shadden : elle s'amusait des nouvelles modes, des us et coutumes de l'époque jusqu'à ce qu'elle fasse la rencontre de son premier obstacle : réparer un vieux véhicule. Vous me direz : boh, ça doit pas être si différent non ? Dans les faits, pas vraiment. La mécanique c'est de la mécanique, quand on comprend comment les pièces fonctionnent entre elles tout va comme sur des roulettes. D'accord, il faut peut-être un peu adapter ses outils, changer de type de clé, de format : mais non, pour Shad, c'est pas ça la réelle difficulté. La vraie difficulté, c'est l'attitude des gens à son égard.

Pour mieux identifier le problème, dressons un tableau de notre scène, voulez-vous ? Il y a d'une part Shad, une craquotte de type femelle de cent-cinquante-cinq centimètres de haut, des muscles secs mais pas franchement impressionnants et, cerise sur le gâteau, une créature nocturne. D'autre part, il y a – appelons-le – Claude, distingué gentleman pour qui la voiture – en particulier sa voiture – est une raison de vivre. Claude est grand, Claude est fort, et Claude n'est pas franchement satisfait de laisser son bébé à une femme hybride qu'il pourrait envoyer dans l'espace d'une pichenette. Forcément, là, ça coince. Ça coince d'autant plus que, pour une raison que Shad ignore, elle possède le seul garage du coin et qu'à moins de sortir de Weirdtown – haha –, les seules possibilités se restreignent à aller chez elle ou à se démerder. Oh, certains ont préféré faire marche arrière pour se débrouiller. D'autres se sont assurés des capacités de Shad à bidouiller leur machine à coup de questions très techniques auxquelles ils n'avaient peut-être pas toujours les réponses avant de lui laisser.

Alors oui, les années 80, c'est cool. Ses courants de moralité, un peu moins. Depuis lors, Shad doit essuyer des remarques quasi-constantes sur sa carrure, sa légitimité et ses bizarreries. Son physique n'a jamais été source d'un quelconque problème pour elle mais à force de réflexions, elle commence à se sentir anxieuse à l'idée de devoir défendre, une fois de plus, son aptitude à pouvoir pratiquer ce – son – métier. Et c'est fatiguant, terriblement fatiguant. Et comme si ça ne suffisait pas, il a fallu que sa propre bécane tombe en panne aujourd'hui. Elle n'a pas eu le courage de la réparer, en fin de journée. Une fois n'est pas coutume : direction le métro.

Ces circonstances ne l'aident donc probablement pas à soutenir sereinement le regard de cette collégienne trop chelou. De longs cheveux noirs, des yeux ronds comme deux soucoupes, une tenue sombre. Serait-elle l'incarnation d'une créature exorcisée que Shad ne serait même pas étonnée. Elle lui rend son regard, espérant que ses yeux aux couleurs exotiques suffisent à lui faire détourner le sien. Spoiler : non. La situation devient d'autant plus angoissante que le métro prend son temps à pointer le bout de son nez. Le tunnel reste désespérément sombre et le quai désespérément vide. Voilà pourquoi elle préfère sa bécane aux transports en commun.

Quand la gamine sourit – si tant est que l'on peut appeler ce rictus un « sourire » -, Shadden lui fait l'honneur d'une belle démonstration de canines bien brossées. Là encore, ça ne décontenance pas l'enfant. Fichtre.

« Tranquille ou bien ? » essaie-t-elle vainement pour engager la conversation, adressant dans un même temps un signe de main à son interlocutrice.