À la recherche d'indices

Mais qui était donc El coco ? Telle était la question qui tourmentait Diego. Le boss du quartier hispanique inspirait la terreur, à tel point que peu étaient ceux assez courageux – ou stupides – pour s’aventurer la nuit tombée dans les parages. Le jeune homme avait beau être né à Weirdtown, il ne savait pas grand-chose des boss. El coco – car ainsi avait-on nommé le boss du quartier hispanique – faisait naître un certain effroi dans le cœur de Diego. Pourtant, n’avaient-ils pas tous les deux la réputation d’être l’opposé de leur quartier ? Si d’une part le jeune homme avait peur, il devait bien admettre que la curiosité concernant le boss du quartier hispanique était grande. Les histoires que l’on contait à son sujet étaient-elles vraies ? Engloutissait-il réellement les gens dans un craquement d’os ? Quelques années plutôt, il avait déjà croisé la route d’El coco. Il était comme ce que les quelques personnes l’ayant aperçu racontaient. Une drôle de tête, une petite taille, mais surtout un silence pesant. Seule la lumière de sa bougie avait indiqué sa présence à Diego, qui avait alors pris ses jambes à son coup, profitant de ne pas avoir été repéré, sans demander son reste.

Mais qui était donc El coco ? Au final, Diego l’ignorait. Regrettait-il sa réaction, la dernière fois qu’il l’avait aperçu ? Malgré lui, il avait senti le danger. Il ne voulait vérifier par lui-même si ce que l’on racontait était vrai. Il ne voulait pas se mettre inutilement en danger. Mais pourquoi les choses étaient-elles différentes aujourd’hui ? La peur semblait avoir laissé place à la détermination. Le jeune homme savait qu’il ne percerait jamais les mystères de sa ville s’il ne prenait jamais de risques. Il voulait en savoir plus sur ces boss qui inspiraient fascination et crainte. S’agirait-il en réalité de créatures dotées de pouvoirs particuliers ? C’était une hypothèse comme une autre, mais Diego était persuadé qu’il y avait une explication des plus rationnelles derrière tout ceci.

Ce qui avait décidé le policier à faire un grand pas en avant ? La lettre mystérieuse qu’il avait reçue aux alentours de midi. Une lettre anonyme lui donnant rendez-vous le soir devant la cathédrale pour des informations concernant El coco. Cela aurait très bien pu être un traquenard, mais sa curiosité – présente pour le meilleur comme pour le pire – lui soufflait de venir. Ainsi avait-il accompli sa patrouille du jour, attendant impatiemment l’heure fatidique. Vers dix-huit heures, le quartier commençait déjà à se vider. Peut-être était-il fou de prendre un tel risque, mais vers dix-neuf heures, il prit tout de même la direction de la cathédrale. Un silence de mort planait sur les rues sombres alors que tout le monde était chez lui. Le policier espérait malgré tout avoir pris la bonne décision, qu’on ne lui fît pas une mauvaise farce avec cette lettre. Se trouvant près du lieu du rendez-vous, il s’immobilisa en apercevant une silhouette d’enfant. El coco ou son mystérieux interlocuteur ?

C’était comme si le temps s’était arrêté. C’était lui, El coco. Il était là, et cette fois, il l’avait vu. Le croque-mitaine le fixait de ses grands yeux, alors que le policier n’osait pas esquisser le moindre geste. Était-ce réellement une bonne idée d’être venu ? Il l’ignorait. Tout comme il ignorait combien de temps il était resté immobile face aux yeux perçants du boss du quartier. C’était sans doute la première fois qu’il le voyait d’aussi près, et son cœur battait la chamade. El coco n’avait rien d’humain, il en était en cet instant persuadé. Sous son dangereux silence planait un air de menace qu’il ne pouvait ignorer. Son cœur battait la chamade, il avait peur. Les histoires que l’on racontait étaient-elles vraies ? El coco allait-il le dévorer ? Pour le moment, il n’avait rien tenté, mais le policier devinait que cela ne saurait tarder.

« Je ne vous veux aucun mal. »

Il avait parlé d’une voix claire malgré l’effroi que lui inspirait le boss du quartier hispanique. Que devrait-il faire, fuir ? Ce serait le meilleur moyen d’être pris en chasse. Il n’avait pas oublié la lettre, il n’avait pas oublié son envie d’en savoir plus sur le boss, sur sa ville. Il se souvenait d’ailleurs que personne n’avait jamais entendu El coco parler. En était-il seulement capable ? Comprendrait-il ses propos ? Diego restait immobile, veillant à paraître le moins menaçant possible. Sans doute était-il fou de donner le bénéfice du doute à El coco.

« Je souhaite simplement rejoindre quelqu’un. Me laisseriez-vous passer ? Si ma présence incommode, je ferai demi-tour. »

Venait-il de commettre une erreur en ne prenant pas tout de suite ses jambes à son coup ? Il restait malgré tout sur le qui-vive, et surtout prêt à déguerpir si la situation tournait au vinaigre.

C’était de la folie, de la folie pure. Peut-être était-il influencé par sa précédente expérience, mais Diego ne pouvait se résoudre à rebrousser chemin cette fois. Il n’était pas lâche, pourtant, il avait peur. Nulle trace de bienveillance ne se dégageait d’El coco ; le boss semblait avoir le plus ténébreux et glacial des cœurs. Diego ne l’avait jamais vu d’aussi près. Il savait toutefois désormais que ce que l’on racontait sur lui était vrai. Comment avait-il pu douter ? Comment avait-il pu donner le bénéfice du doute au croque-mitaine ? Le jeune homme était pétrifié, sans savoir s’il s’agissait là de l’action de la peur ou d’une forme de magie quelconque. Il semblait presque hypnotisé par l’ombre grandissante d’El coco, n’osant toujours faire le moindre pas, n’osant plus émettre le moindre son. Il avait une étrange sensation, un malaise. Il lui semblait que le boss semblait être prêt à le dévorer à tout instant. Peut-être serait-il temps de fuir ? Le policier ne pouvait s’y résoudre. Plus que tout, il voulait savoir qui était ce mystérieux individu. Plus que tout, il voulait se rapprocher de la parcelle de vérité concernant sa ville.

Que sa curiosité ne lui jouât pas des tours.

Nulle réponse ne sortit d’El coco. Était-il seulement capable d’en fournir une ? Au final, Diego ignorait pratiquement tout du boss du quartier hispanique. Le cœur battant toujours la chamade, son intuition lui hurlait de fuir. Pourtant, le boss semblait détourner l’attention de sa cible. Le jeune homme en profita pour tracer sa route, mais à peine eut-il fait un pas que quelque chose d’inimaginable se produit. Comme s’il était doté d’un troisième œil, le boss tourna sa tête derrière lui dans un geste qui n’avait rien d’humain. Eu une fraction de seconde, le temps avait semblé s’arrêter, tandis que le regard du policier était plongé dans celui du boss.

Il avait fait le pas de trop. Maintenant, il allait mourir.

Il n’aurait su dire pourquoi, mais il en était en cet instant persuadé. Malgré son expérience pour se défendre, il se sentait petit et dépourvu de moyens face à l’ombre menaçante d’El coco. Un sentiment de révolte naquit du plus profond de lui. Non, il ne voulait pas mourir. Pas ici, pas avant d’avoir découvert la vérité. Quelqu’un d’autre aurait pu se laisser paralyser par la peur, mais Diego eut le réflexe de prendre ses jambes à son coup et de courir. Fuir pour survivre, telle était ici la seule solution. Alors que le jeune homme entendait le hurlement bestial du boss, il n’osa se retourner pour découvrir le spectacle que ce dernier avait à lui offrir. Alors qu’il s’éloignait d’El coco, il lui semblait que les alentours ne cessaient de s’assombrir.

Puis, il trébucha.

Au moins s’était-il protégé le visage. Mais que c’était-il donc passé ? Diego vit des doigts crochus sur lui. Comprenant sans mal qu’il s’agissait de ceux du croque-mitaine, menaçant sa liberté et ici, sa vie. Tirant sur sa jambe de toutes ses forces, Diego réussit à s’extirper de son emprise – non sans heurts – et poursuivit sa course. Il voulait mettre le plus de distance possible entre lui et cette affreuse créature. Il put le semer, et arriver au lieu de rendez-vous. Sa jambe le faisait souffrir, mais au moins était-il en vie. Il l’avait échappé belle. Quelqu’un accourut bien vite vers lui pour l’aider à se réfugier à l’intérieur de la cathédrale.

Un enfant.

Un enfant avait donc pris de tels risques en s’aventurant la nuit dans le quartier hispanique ? Le jeune homme avait encore des sueurs froides de ce qu’il venait de vivre. Tout ceci n’était-il donc pas trop risqué pour cet enfant ? Où étaient ces parents ? Pourquoi l’avait-il fait venir ici, la nuit ? Le regard de Diego papillonnait entre l’enfant et le chien, mais il n’émit aucune remarque tandis que l’enfant essayait tant bien que mal de panser sa blessure. « Tout va bien. » Il émit un léger sourire, essayant de jouer le rôle de l’adulte rassurant, même si le cœur n’y était pas. Il avait écouté Rithy – car tel était son nom – parler jusqu’au bout sans l’interrompre.

Je crois en toi.

De telles paroles, émises par une âme pure, semblaient le toucher.

« Je te crois. » le rassura Diego, « Comment puis-je t’aider ? »

Le jeune garçon lui semblait naïf et bien frêle aux premiers abords. Diego ne s’était certainement pas attendu à retrouver un enfant en pleine nuit dans le quartier hispanique. Pourtant, cela était-il si surprenant dans une ville telle que Weirdtown ? Après tout, le vieillissement s’opérait parfois différemment du monde extérieur – du moins le croyait-il, lui qui ne possédait nul autre référentiel. Le petit avait l’air secoué, mais il tenait le choc. Peut-être lui avait-il donné rendez-vous après la tombée du jour pour que tout ceci reste secret. Quelque part, c’était malin, mais il prenait un très gros risque. Même Diego, avec son entraînement physique, s’était trouvé terrifié par le boss du quartier hispanique. Le jeune homme le savait dorénavant : nul bénéfice du doute ne pouvait être attribué au croque-mitaine. Si les autres boss étaient de même nature qu’El coco, ils étaient des menaces, des ennemis à vaincre. Mais pourquoi si peu semblaient en avoir conscience ? Pourquoi la plupart des habitants de Weirdtown se laissaient-ils vivre ? Diego se trouvait bien loin d’être juge de leurs choix ; il ne comprenait tout simplement pas pourquoi si peu de personnes étaient intriguées, pourquoi si peu de gens voulaient percer les mystères de cette ville.

Diego se remettait petit à petit du choc de sa rencontre avec El coco. Sa jambe lui faisait toujours mal. Il savait qu’il serait risqué de s’aventurer au-dehors de la cathédrale jusqu’au lever du jour. N’était-il pas cocasse qu’il se trouvât à dormir ici ? Il n’avait pourtant guère le choix s’il souhaitait rentrer chez lui en un seul morceau, et il ne souhaitait pas risquer la vie du jeune Rithy. Observant ce dernier sourire et câliner son chien, il réfléchissait au dessin qu’il venait de lui montrer. Une borne d’arcade qui faisait écho à El coco. Cela semblait improbable. Était-il possible que le jeune garçon lui mentît ? Diego en doutait. Même s’il était encore enfant, Rithy n’avait aucun intérêt à inventer de telles histoires. Aucun intérêt à prendre de tels risques pour tout ceci. Qu’est-ce que cela signifiait alors ? Diego l’ignorait, mais cela avait réussi à piquer sa curiosité.

Voyant la peur animer à nouveau le visage de Rithy, le policier se sentait presque coupable de ne pas pouvoir le rassurer d’avantage. Au moins, était-il vif d’esprit en proposant d’aller chercher un endroit pour dormir. Oui, ils ne pouvaient se risquer à aller au-dehors tant qu’El coco rôdait. Suivant le jeune garçon dans une petite pièce, il le vit aller chercher un rideau de velours rouge pour s’en servir comme couverture. S’installant sur un banc, Diego massait machinalement sa jambe, écoutant néanmoins Rithy lui proposer de signer un contrat.

« Je ne pense pas que cela soit nécessaire. » répondit Diego avec un sourire amusé.

Il retrouvait bien chez son interlocuteur une âme d’enfant, à vouloir jouer aux adultes. Bien sûr, tout ceci était sérieux, et Rithy semblait particulièrement mature pour son âge. Était-il un natif de Weirdtown, comme lui ? Ou était-il venu dans la ville de l’étrange de plein ou contre son gré ? Bien entendu, Diego ne le jugeait pas pour son âge. Il semblait lui aussi s’intéresser aux secrets de la ville et c’était tout ce qui comptait à ses yeux. Le jeune homme n’aurait jamais refusé de l’aider.

« Ainsi donc tu t’intéresses à El coco ? Pourquoi cela ? » il marqua une pause, « Aurais-tu des informations sur les autres boss ? »

En adulte responsable, Diego se posait une autre question. Où étaient donc les parents de Rithy ? S’ils étaient à Weirdtown, savaient-ils les risques qu’il venait de prendre ce soir ? Peut-être dépendait-il simplement de la mairie, comme beaucoup d’enfants ici.

« Tu vis seul ? »

Ma jambe me faisait encore souffrir, et j’étais fatigué. Cette course folle avec El coco aura laissé des traces, aussi bien physiques que mentales. Je comprenais dorénavant que les boss étaient des dangers, et qu’il valait mieux s’en débarrasser. J’ignorais quelle était la relation exacte entre El coco et les autres boss, mais je me doutais qu’ils devaient probablement bien s’entendre. Quand bien même je ne connaissais guère plus les boss des autres quartiers, si je supposais qu’ils étaient de mèche avec El coco, ils représentaient tout autant des menaces. Qu’étions-nous pour eux ? De simples jouets ? Cette simple pensée faisait naître en moi un sentiment de révolte. N’étions-nous donc pas maîtres de nos vies, ici à Weirdtown ? Une fois de plus, je me demandais comment était le monde extérieur, si des concepts similaires existaient au-dehors. De mon côté, je ne supportais pas l’idée d’être un quelconque pion dans le jeu des autres ; les weirdos devaient reprendre le contrôle. Une pensée me hantait toutefois : que ce serait-il passé si je n’avais pas réussi à échapper à El coco ? Aurait-il fini par me tuer ? Mon intuition me soufflait que oui. Pourtant, je ne me souvenais pas que le croque-mitaine eût déjà tué quelqu’un. Bien sûr, je n’allais certainement pas essayer pour voir ce que cela faisait, j’avais déjà eu une belle frayeur. Il y avait encore beaucoup de mystères autour de celle ville. Et plus j’avais l’impression de m’approcher d’une réponse, plus je me posais de questions. C’était interminable.

Je n’étais en outre guère plus surpris de voir le chien parler. Avais-je dit quelque chose qui l’avait contrarié ? Il semblait prendre cette histoire de contrat très à cœur. Rithy apaisa le chien, et commença ses explications. Oui, je trouvais moi aussi cela injuste que nous ne pussions nous balader tranquillement la nuit. De mon point de vue, El coco méritait une bonne correction pour faire régner la peur dans le cœur des citoyens de Weirdtown. Une question se posait toutefois : comment ? J’étais policier, avais reçu un bon entraînement physique. Et pourtant, j’avais tout de même été impuissant face à El coco et ses drôles de pouvoirs. Pour le moment, j’espérais ne pas recroiser sa route, mais je savais qu’une fois le choc passé, il faudrait trouver son point faible. Rithy n’était peut-être qu’un petit garçon, mais j’avais appris à ne pas juger – encore moins sous-estimer – en raison de l’apparence. J’étais d’accord avec lui : les boss devaient être vaincus, mis en déroute. Ce n’étaient pas des êtres bienveillants ou incompris, je le savais dorénavant. Peur de la lumière ? C’était une piste intéressante, sachant que le croque-mitaine ne s’aventurait guère de jour. Les propos de Rithy me plaisaient beaucoup. J’étais bien heureux d’avoir trouvé un autre curieux des mystères de la ville. Peut-être qu’ensemble, nous découvririons quelque chose. Je passerai donc chez lui, évidemment.

« Très bien. »

Le chien serait donc son tuteur ? Après tout, pourquoi pas. Je n’étais pas à une bizarrerie près à Weirdtown. C’était tout de même bien triste à mes yeux que le jeune garçon ne connût pas ses parents. Avait-il été séparé d’eux en arrivant à Weirdtown, comme beaucoup d’autres ? Si tel était le cas, il ne devait certainement plus se souvenir de sa famille, la mémoire des nouveaux venus étant généralement plus fluctuante que les natifs. Je choisis toutefois de ne pas insister sur le sujet, refusant de lui faire de la peine ou de raviver quelque chose de douloureux en lui. De mon côté, je devais bien admettre que la fatigue me rattrapait, car mes paupières commençaient à se faire lourde. Il y aurait le temps de se parler, le lendemain.

« Bonne nuit, Rithy. »  

Malgré cette soirée mouvementée, malgré la frayeur, je ne regrettais pas d’être venu.