Sus au chocolat !

La patience de Loan est particulièrement grande mais comme toutes les patiences, elle a ses limites. En dépit de toutes les combines, de tous les subterfuges astucieux mis en place pour rendre sa malédiction moins contraignante au quotidien, on ne peut pas dire qu'elle s'y est accoutumée. Et quand bien même est-elle parvenue à accomplir plusieurs exploits malgré (et grâce) à ses effets, elle demeure un calvaire, une punition que la moindre erreur fait tomber comme la foudre sur un arbre isolé.

Avant de faire une overdose de chocolat et de le bannir définitivement de sa vie, Loan a préféré prendre les choses en main. Après avoir inventé d'ingénieux systèmes qui ont duré un temps, après avoir consulté des médecins qui n'ont su l'aider, l'animatrice radio a supposé que le meilleur moyen de mettre fin à ce sortilège était de remonter jusqu'à sa source : l'événement de Pâques. Elle est convaincue que l’œuf n'était qu'un outil : Goosebump, à l'origine du petit jeu, doit en revanche être la main qui l'a manipulé. Et quoi de mieux que de se rendre sur son lieu de travail, la mairie, pour l'interroger à ce sujet ? D'autant plus que Loan a davantage qu'une requête à lui soumettre. Curieuse qu'elle est, elle veut aussi savoir comment elle s'y est prise pour la maudire de la sorte, et ce que cela était censé lui apprendre. Ne dit-on pas que la connaissance est la clé de tout ?

C'est donc armée de ses interrogations et de ses espoirs que la jeune femme se rend à la mairie. Elle se dit que c'est peut-être trop facile. Que Goosebump, par elle ne sait quel miracle, a déjà été informée de son arrivée imminente et qu'elle en a profité pour prendre la tangente, histoire de rendre les choses encore plus compliquées qu'elles le sont déjà. Loan pousse les portes, pas tout à fait certaine de ce à quoi s'attendre là derrière.

Goosebump est là. Elle est là, comme n'importe quelle secrétaire qui remplit son office durant ses heures de travail. Avant que l'arrivée de Loan ne l'interrompe, elle comptait quelque chose derrière son bureau, tournée vers le mur. L'animatrice radio se demande si ce n'est qu'une façade ou si la créature est réellement en train de travailler. En a-t-elle besoin ? Pourquoi fait-elle ça, si elle possède le pouvoir de modifier et de transformer la ville et ses habitants à souhait ? Encore des questions qui viennent s'ajouter à la longue liste de celles déjà existantes.

« Euh... Pour tout vous dire, c'est vous que je venais voir. Vous êtes l'organisatrice de l'événement de Pâques, non ? »

Elle n'attend pas vraiment de confirmation pour lui exposer son problème :

« Depuis cet événement, tout ce que je touche se transforme en chocolat. Je crois – je pense – que vous êtes à l'initiative de cette magie, mais j'aimerais comprendre : pourquoi m'avoir jeté ce sort ? Et qu'est-ce qu'il faut faire pour qu'il termine ? Je suis entièrement d'accord : je n'ai pas rempli ma part du contrat pendant l'événement et je m'en excuse, on a été lents mais à notre décharge, on a perdu un membre de notre équipe sur le chemin. Mais c'est que... Ça commence vraiment à durer, et ça m'entrave vraiment dans mes services pour Weirdtown... Si vous voulez, je peux me rattraper en venant vous donner un petit coup de main ici ou ailleurs mais s'il vous plaît : pouvez-vous lever le sortilège du chocolat ? »

Loan lui adresse son regard le plus brillant.

« Euh... Je... »

Goosebump craque, Goosebump se désarticule. L'assurance dont Loan faisait preuve en énonçant sa demande se fragmente en petits morceaux qui dérivent sur une eau qui se trouble d'inquiétude. L'animatrice radio a beau savoir que Goosebump n'est pas humaine, elle a beau avoir connaissance de la bizarrerie qui la caractérise, la voir ainsi se décomposer face à sa demande n'a rien de naturel, d'habituel – ni de rassurant. En faisant un pas en arrière, elle se retrouve...

… Assise, sur une chaise face au bureau. Il lui faut une seconde pour comprendre ce qu'il vient de lui arriver, une autre pour se rendre compte que Goosebump est plus proche, maintenant installée sur le bureau. Un nouveau craquement... et celle-ci semble avoir changé. Comme si autre chose avait pris possession d'elle. N'est-ce pas tout l'intérêt d'une marionnette que de jouer différents rôles, l'interroge une voix moqueuse dans la tête, une voix qu'elle jurerait être un mélange dissonant de la sienne et de celle de la Boss.

Pour la première fois depuis qu'elle habite Weirdtown, Loan prend pleinement conscience de la puissance dont les Boss sont dotés. L'aura de Goosebump, tantôt rassurante, tantôt étouffante, la frappe à intervalles régulières, comme une onde d'énergie pure qui émanerait d'elle. Même si toute vie est importante, elle se sent petite devant elle, telle une enfant devant la représentation idéalisée du monde adulte. Voguant entre deux sentiments contraires, la jeune femme s'en retrouve bluffée, au point d'être incapable de prononcer quoi que ce soit dans un premier temps. C'est en sentant ses doigts riper contre le rebord de son siège qu'elle se rend compte de l'état stupéfaction dans lequel Goosebump l'a plongée. Depuis combien de temps est-elle crispée de la sorte ? Elle a l'impression de redécouvrir ses muscles, endoloris par la tension.

« Pardon, je ne savais pas, s'excuse-t-elle dans un premier temps. Je suis ici depuis... Depuis... (Elle ne sait pas retrouver l'information dans sa mémoire.) Enfin, je n'ai jamais eu à interagir avec un Boss jusque là, alors je ne suis pas vraiment au fait des règles qui... régissent cette... hiérarchie. »

Face à la démonstration de force – mentale – de Goosebump, Loan prend le temps de peser le moindre de ses mots.

« Et c'est vrai, vous nous avez offert une chance supplémentaire. Je n'ai rien à dire pour ma défense, je suis désolée. »

Elle aurait pu dire – et c'est là la vérité, elle l'aurait juré – que dans la précipitation, l'indulgence de Goosebump pendant l'événement lui avait échappé, mais elle préfère ne pas rajouter une couche à ses erreurs. Ce serait un coup à ce que sa malédiction soit prolongée plutôt qu'interrompue...

« Oh, aujourd'hui ? Oh, d'accord. »

Loan ne cache pas sa surprise. Elle fixe les doigts de son interlocutrice avec une lueur d'espoir et, dans les secondes qui suivent, elle tend prudemment sa main vers la table basse qui lui fait face. Va-t-elle se transformer en chocolat, ou ?...

Il ne se passe rien. Il ne se passe absolument rien. D'aucuns auraient été déçus par ce manque de nouveauté, par cette absence d'exceptionnel mais pour Loan, c'est une bénédiction. Elle caresse le bois de la table comme s'il s'agissait d'un ami cher, un soupir accompagnant son geste. Qu'elle est heureuse de pouvoir retrouver le toucher ! Relevant le nez, l'animatrice radio accorde à Goosebump un signe de tête reconnaissant. Son sourire en dit long quant au soulagement qui la parcourt à cet instant précis.

« Je vous remercie, Goosebump. Je n'ai pas d'autres demandes, non. Je vais pouvoir retourner travailler ! »

Et aider des habitants dans le besoin, empoigner le guidon de son vélo sans risque, chanter sous la douche en tenant le pommeau à deux mains tel un micro improvisé... Ah ! La vie qui reprend son cours normal. Pourquoi vouloir compliqué quand les simples plaisirs de la vie nous suffisent ?