Vous reprendrez bien un morceau de Passé ?

Le papier écrit par Tyler est épinglé au milieu du tableau de liège de Samantha, à son bureau, aux côtés des deux autres depuis quelques semaines déjà.

Goosebump était rentrée dans une colère noire…

« Il y a une raison à ça… »

Samantha a déjà retourné ces mots dans sa tête une multitude de fois.
D'accord une colère noire, mais est-ce seulement inhabituel ?
Oui, dans tous les cas, il y a forcément une raison.
Mais rien ne lui vient. Le mystère reste entier.
Elle a besoin de savoir.
Elle a besoin de réponses.
Et elle est enfin arrivée à la conclusion qu’il n’y a pas mille solutions.


La voilà donc prendre son courage à deux mains, sur le perron de la mairie. La décision est prise, elle doit s’adresser à Goosebump, il n’y a qu’elle-même qui puisse répondre à ses questions. Son estomac est noué. Elle lui fait peur comme tous les boss certes, mais c’est également probablement la plus enclin d'entre eux à discuter. Après tout, Goosebump travaille pour le maire, n’est-ce pas ? Et Samantha aussi travaille pour lui, ou qui que ce soit au-dessus de lui. De ses plus lointains souvenirs, c’était elle qui lui avait remis son badge du FBI. Elle se souvient forcément d’elle, non ? Ou peut-être pas ? A vrai dire, c’était il y a si longtemps qu’elle n’en est plus si certaine.

Samantha pousse enfin la porte de l’étrange bâtiment. Ses pas résonnent légèrement dans le silence du hall. Elle ne sait pas à quoi s’attendre. Derrière ce simple acte administratif, prendre rendez-vous avec la créature la plus puissante du quartier caucasien n’est pas une mince affaire.
Imagine. Elle n’est pas disponible avant les deux prochains mois tant son calendrier de rendez-vous est pris.
Cette simple pensée la fait sourire lorsqu’elle sonne sa présence au secrétariat.

Samantha sursaute en entendant les mots rythmés qu’elle reconnaît de la boss. Le timing, la façon dont la voix s'est glissée dans le silence, tout est trop parfait, trop synchronisé. Elle se retourne lentement, faisant face à la voix derrière elle.
La silhouette émet une aura glaciale et s'exprime avec une placidité presque déconcertante, et pourtant, les cinq premières syllabes apportent à l’agent un étrange réconfort : Bon sang, Goosebump elle-même l'a appelée… par son prénom ! Avant même s’être présentée ! Elle n’en croit pas ses oreilles, la boss se souviendrait-elle vraiment d’elle ? Elle se souvient vraiment de tous les habitants qu'elle accueille ?!

« - Bonjour, Goosebump. Non, je ne viens pas soumettre une lettre au maire. En fait, j’aimerais pouvoir m’entretenir avec vous. J'aurai des questions auxquelles vous seule pourrez m'éclaircir. »

Samantha sent son cœur battre rapidement. Les mots ont été choisis avec soin, c'est un jeu délicat que de vouloir soutirer des informations à la créature derrière le bureau. Mais elle est venue pour des réponses, et elle est prête à creuser pour les obtenir, quoi qu’il lui en coûte. Et elle espère surtout qu'elle va accepter cette entrevue. Ses yeux scrutent ceux de Goosebump, ces yeux qui semblent tout voir sans rien révéler. Elle sait que derrière cette façade, quelque chose peut s'agiter.
C'est peut-être ce qui la rend encore plus effrayante.

Finalement, elle conclut sa demande, dans son plus bel anglais, d’une voix résolue :

« - J’ai besoin d’aide. »

Samantha lève la tête de surprise, scrutant les quelques alentours. Est-ce bel et bien la marionnette qui vient de parler ? Oui, il semblerait, rien ne vient prouver le contraire, pas même la face stoïque de la marionnette, pourtant, ce rythme, ça ne lui ressemble pas.
Et puis, comment ça, de quelle situation parle-t-elle déjà ? A-t-elle la moindre idée du sujet de sa demande ? Est-elle… surveillée ?

Samantha se mord légèrement l'intérieur de sa joue. Oui, la boss a raison, gardons notre calme. A ce stade, il n’y a plus tellement de questions à se poser qui ne relèveraient pas de sa mission. Elle ne peut pas se permettre de tergiverser, pas avec Goosebump, plus maintenant qu’elle a son attention. Pas de temps à perdre.

« - Pour tout vous expliquer, je suis sur une enquête qui nous mène à la cathédrale. C’est là où les choses se compliquent. »

L’enquête se complique, mais également son explication. Elle extrait rapidement de son sac et lâche sur le bureau de l'accueil son carnet de notes, d’où sort un bruit sourd tant le carnet est épais.
Il y a tout dedans, absolument tout. Toutes ses observations. Toutes ses heures passées devant la haute porte de la cathédrale. La totalité des faits et gestes, même anodins, de Baveal et de ses plus proches disciples. Les propres interrogations et hypothèses de l’agente. Évidemment il y a aussi mention de sa perturbante rencontre avec le fils Gobbledygook, mais l’information ne représente qu'un fragment infime, noyé parmi un torrent de pages griffonnées.
Tout y est écrit.
Mais il n’y a aucun acte qui fasse véritablement preuve d’un quelconque délit.

« - Quelque chose me pousse à penser que ce qu’il se trame dans l’enceinte de ces murs est… dangereux. Je ne peux pas rester là sans rien faire alors qu’une partie de la population fait confiance à… à la prêtresse, et pourtant me voici bien impuissante face à elle. »

Son ton trahit une certaine vulnérabilité évidente. D’abord elle évite soigneusement de prononcer son nom. Comme un nom interdit, une incantation qui provoquerait son invocation rien qu’à sa simple prononciation. Elle n’a jamais été superstitieuse, bien au contraire. Mais avec l’alien c’est différent. Elle ne sait pas à quoi s’attendre avec elle. Car évidemment, Baveal et Samantha ne jouent pas dans la même cours d’école. Si Samantha la voit comme sa mystérieuse rivale, cette dernière n’en a très probablement autant à se soucier d'elle que d’une poussière dans l'œil.

« - Je suis sûre que vous avez remarqué certaines choses... inhabituelles, vous aussi, dit-elle d'une voix ferme. Goosebump, vous qui êtes ici depuis longtemps, vous devez avoir des informations qui peuvent aider. »

Pouah quelle preuve de confiance en soi, Samantha. Surtout face à cette figure froide et impénétrable, si effrayante. « Aider », oui mais cette fois, aider qui ? Samantha, à n’en pas douter, mais aussi indirectement la population. Et aider la population, c’est aider la ville. Ces informations vont aider la ville, c’est une certitude. En tout cas, c’est la certitude de l’agente.

Vite un stylo. Samantha le sort de son carnet.
“Clic”. Il ne faut. Rien. OUBLIER.
Elle sait ce qui lui reste à faire. Elle connait ses questions par cœur.
C’est partit.

« - D’où vient Baveal. Qui est-elle. Comment a-t-elle pu rassembler autant de croyants derrière elle. »

Inutile de mentionner cette colère noire. En tout cas pour le moment.

« - Se moquer de vous ?... »

Pendant quelques instants, Samantha a du mal à comprendre. De qui parle-t-elle, de quelle décision ? Pour le reste, elle a l’impression que la boss a bien saisi l'ampleur de sa préoccupation, et que sa lecture - impressionnante par ailleurs - a fini de la convaincre.

La suite des réponses à ses questions est écoutée avec attention et notée entre plusieurs hochements de tête. Une boule se forme dans sa gorge pendant le sombre récit sur les origines de l’alien et de l'étendue de la supercherie perpétrée. Baveal vient de très loin, mais ses intentions sont loin d'être nobles.

Un sentiment de malaise se mélange en elle alors. Comment exactement peut-on prier un autre dieu que le sien ? Et puis quelle importance, Créateur ou dieu alien, quelle différence ? Elle-même croit en une autre entité, celle de la devise nationale qui bénit les Etats-Unis d’Amérique. Et ce n’est pas un problème.
Non le problème, selon l’américaine, est de détourner la foi de ces croyants pour des propres intérêts personnels. Et dans quelle mesure les manœuvres secrètes de l’alien représentent réellement une menace. Puis il faudra dénoncer ces actes et révéler la vérité au grand jour. Intelligemment.

Goosebump aussi a l’air affectée par ses propres paroles, Samantha le remarque. N’importe qui le remarquerait. Comment ne pas ressentir cette tension qui pèse dans la pièce, cette colère qui gronde silencieusement. Elle reste muette le temps de finir de noter et d’aligner ses pensées, avant de reprendre ses questions, déjà reconnaissante d’avoir été si coopérative. Elle n’en attendait pas tant de la marionnette que l’on dit tant inaccessible et énigmatique.

« - Mais vous connaissez ses intentions ? Que cherche-t-elle à accomplir en faisant ça ? »

Les questions fusent de sa bouche, chacune plus urgente que la précédente. Enfin elle ajoute, peu certaine de savoir exactement ce que cela signifiait dans un premier temps, en espérant que la boss puisse l’aider à arrêter Baveal davantage que par de simples questions-réponses.

« - …Et quelle sera votre décision… finale ? »

Que se passe-t-il ?
La trotteuse de l’horloge de la mairie, qui tournait déjà de façon étrange, s’arrête entre deux secondes. Ca, ce n’est pas si inhabituel.
Mais cette silhouette se dégageant de derrière Goosebump. Elle, elle l’est.
Et elle lui dit quelque chose. Evidemment.
La même silhouette que sur les vitraux de la cathédrale. Non, c’est impossible, Samantha n’arrive qu’à peine à y croire. Là, devant elle, volant dans l’air avec une facilité déconcertante, il a un air bien plus enfantin que ce qu’elle s’imaginait de cette figure religieuse, presque… divine. Elle était loin de penser qu’il pouvait se trouver parmi les vivants pourtant... L’agente se pince le bras, comme pour vérifier qu’elle n’est pas en train de rêver. La douleur la ramène à la réalité : non, elle fait bien face à une épiphanie du Créateur.

Lorsque celui-ci lui fait un signe de la main, Samantha lui répond de la même façon, ne sachant que répondre de plus, bouché bée de stupeur.
Lui aussi la reconnait.
Comment.
Pourquoi.

Elle hoche doucement la tête. Bien sûr qu’elle sait garder un secret. Elle y a été entraînée.
Elle a été entraînée à garder le silence. Pourquoi cette phrase résonne étrangement dans sa tête ?
Rien n’a de sens.

Samantha écoute attentivement la raison de sa présence, sans le couper.
Il la remercie de son travail, et l’encourage pour la suite ?...
Pourquoi.
Pourquoi, depuis tout ce temps.
Pourquoi ne peut-il pas tout gérer, lui.
Pourquoi la boss ne peut-elle pas s’en occuper elle-même.
Pourquoi elle.
Pourquoi.

Puis la décision de Goosebump. La marionnette lui semble bien secondaire à côté de l’enfant volant, mais Samantha n’oserait pas la couper dans sa réponse.
La boss ne pourrait intervenir que si et seulement si l’agente a une piste concrète. Bien sûr, retour à la case départ… Elle ne sait toujours pas ce qui a pu se passer entre la boss et la prêtresse.

Enfin le Créateur disparaît. Samantha a à peine le temps de lever la main pour lui rendre le geste qu’il n’est déjà plus là. La trotteuse de l’horloge de la mairie reprend son tic-tac entêtant. Elle n’a rien pu lui dire, elle n’a décroché aucun mot.
Elle reprend timidement le carnet laissé sur le bureau, les paroles des boss résonnant encore dans sa tête.

"Vous n'êtes pas aussi impuissant que vous le pensez."
"Tu devrais ainsi savoir vers qui te tourner."
"Toi aussi, tu peux monter un groupe."

Non, ce n’est pas un retour à la case départ. Elle a gagné la certitude qu’on l’a affecté à Weirdtown pour une bonne raison. Elle a la sensation de s’être rapprochée de la boss du quartier caucasien, même si ce n’est qu’une impression mensongère. Elle a rencontré l’homme des vitraux, même mieux, il l’a encouragé. Elle qui se sentait dépassée par l'ampleur de la tâche qui lui incombe, elle se sent désormais destinée à accomplir quelque chose de grand, sous la surveillance de qui que ce soit l’enfant est-il. Elle n’attend aucune autre reconnaissance. Elle ne fait que son travail.

« - J’ai compris, merci à toi, Goosebump. Merci… »

C’est l’esprit rempli de détermination que l’agente quitte la mairie.
Elle sait ce qui lui reste à faire.