[Mission - L'étrange interview] Loan

Bien qu'elle fasse officiellement partie de la radio et de la presse, Loan est toujours restée un peu en marge du reste de ses collègues. Ce n'est pas par désir de s'isoler, encore moins parce qu'elle ne s'entend pas avec eux : bien au contraire, son contact est apprécié et chaque passage qu'elle fait dans les bureaux pour saluer ses pairs est comme un petit rayon de soleil qui vient caresser leur visage. Seulement, davantage que pour informer la population des dernières nouvelles ou des ragots récents, elle est plutôt là pour procurer à Weirdtown sa dose de chill et de bien-être avec des musiques spécialement choisies pour cela. Alors elle s'isole dans sa cabine et passe des sons sur lesquelles elle se plaît elle-même à viber, loin des blabla caractéristiques de la radio et de la presse.

Aussi, lorsque Loan reçoit un appel d'un de ses collègues, c'est avec un brin de perplexité qu'elle regarde son numéro s'afficher sur l'écran de son téléphone portable. Il sait qu'elle est en congé pour quelques jours ; que peut-il donc bien se passer pour que l'animatrice radio de BPM soit sollicitée ? D'habitude, on ne la contacte que parce qu'un gros scoop vient d'arriver ou qu'il y a eu quelque chose de grave... Focalisée sur la raison de cet appel, elle en oublie celle pour laquelle elle a « pris quelques vacances » : aussitôt appuie-t-elle sur son téléphone que celui-ci se change en un bloc de chocolat bien solide. Sur ce qui était autrefois l'écran, on peut encore entrevoir les chiffres du numéro du contact qui tentait de la joindre.

« Ah, et merde... »

Elle s'y est faite sans vraiment s'y être faite : depuis l'événement de Pâques, Loan est affublée d'une drôle de malédiction : celle de transformer tout ce qu'elle touche en chocolat. C'est marrant la première fois, puis la deuxième, mais ça l'est moins quand on enfourche son (huitième) vélo et qu'il se brise sous notre poids, quand on appuie sur l'interphone et qu'on bloque l'accès à absolument tout le bâtiment ou et encore quand on passe aux toilettes et que vient le moment de... bref, vous avez capté. Le pire dans l'histoire, c'est que Loan ne peut rien y faire : elle est tout simplement forcée de vivre avec ça. Pour combien de temps ? Pour quelle raison ? C'est surtout ça qu'elle veut savoir. Est-ce parce qu'elle a échoué à trouver l’œuf à temps ? Est-ce qu'en retrouvant Goosebump et en s'excusant auprès d'elle, celle-ci serait capable de faire quelque chose ? Puisque son médecin n'a pas été capable de l'aider, elle se dit que seuls ceux qui ont participé à l'événement peuvent avoir une réponse à ses problèmes. C'est ce sur quoi elle planche depuis quelques jours, depuis le début de ses soi-disant « congés ». Elle a bien essayé d'envoyer un message à Nathanaël et à la jeune Katalin mais aucun des deux ne lui a répondu pour le moment.

Comme souvent, Loan décide de mettre ses propres soucis entre parenthèses pour foncer jusqu'aux bureaux de la presse et de la radio. Elle veut savoir ce qu'il se passe pour qu'on cherche à la joindre. Par réflexe, elle cherche son vélo dans le box au sous-sol de son bâtiment – revenu à son état normal le lendemain de son contact avec l'interphone – mais ne le trouve pas. Elle se souvient amèrement de sa transformation et de tous ses morceaux éparpillés sur le sol. Aujourd'hui, c'est à pieds qu'elle se déplacera.

Arrivée sur son lieu de travail, Loan se répète qu'il faut absolument qu'elle ne touche à rien. Elle ouvre les portes avec les coudes et évite les poignées de mains et les échanges de politesse physiques en prétextant couvrir peut-être un petit rhume.

« On est désolés de te déranger en plein congé mais, tu sais, on a eu un créneau pour un truc totalement inédit... »

Loan est piquée par la curiosité. Elle incite son collègue à en dire davantage.

« On a réussi à obtenir une interview avec Thøgersen Elmer ! Tu sais, ce gars toujours flanqué de son monstre là, caché sous ses vêtements...
- Okaaaay ?... Je – Désolée Martin mais je suis pas sûre de comprendre : je suis censée jouer quel rôle dans cette histoire ?
- Ben tu sais, nous les monstres, tout ça, c'est pas trop trop... Enfin celui-là en particulier, on s'en méfie un peu tu vois. Mais toi avec ton bon contact, on s'est dit que...
- … Que je pourrais aller les interviewer et que ça se passerait bien ?
- … Désolé Loan ! Mais vraiment, c'était l'occasion à ne surtout pas manquer !
- Non non, je comprends. C'est censé se dérouler quand ?
- Ben euh... Aujourd'hui, en fait.
- Aujourd'hui ?
- … Dans deux heures. »

Deux heures. Deux heures pour à la fois se renseigner sur ce Thørgensen et cette créature qui l'accompagne, pour établir une liste de questions pertinentes à poser, pour se rendre au lieu de rendez-vous et, bien sûr, pour trouver une parade à tout contact. Une autre journée sous le signe du tumulte !

Le plus dur pour Loan n'est pas de préparer les questions au dernier moment, munie du peu d'informations qu'elle a pu glaner sur celui (ceux ?) qu'elle s'apprête à interviewer. Non, le plus dur, c'est de penser toute la logistique en amont. Comment prendre des notes quand nos mains refusent de coopérer ? Comment appuyer sur le bouton d'un magnétophone avec son coude ou son nez sans passer pour quelqu'un de tordu ou de pas franchement malin ?

Quitte à être prise pour une dingue, autant que ce soit auprès de ses collègues. C'est du moins ce que préfère l'animatrice radio qui, une grosse demi-heure avant le rendez-vous, formule une étrange requête auprès de ses pairs.

« … Attends, Loan. Te scotcher un bâton au poignet ?
- Je sais, c'est bizarre, mais faut vraiment que tu le fasses. »

Face à l'air on ne peut plus perplexe des deux personnes en sa compagnie, la jeune femme pousse un léger soupir et cède. Elle leur raconte alors l'événement de Pâques, l’œuf géant dans le centre commercial et la malédiction dont elle est affublée depuis. Quand elle termine son récit, elle sent une pointe de perplexité chez ses auditeurs mais surtout une bonne dose d'amusement. Ils n'y croient pas mais la félicitent pour sa créativité, avançant même qu'elle pourrait cesser de diffuser de la musique et devenir écrivaine à la place. Pour dissiper tous les doutes, Loan s'empare d'un cahier au hasard – une victime à en devenir – qui prend aussitôt une teinte chocolatée et durcit dans sa position arquée. Les collègues de la métissée arrondissent la bouche d'hébétude, les yeux rivés sur le bloc de chocolat qu'elle tient entre ses mains. L'un d'eux a un léger mouvement de recul : il craint, bien sûr, de subir le même sort.

« T'inquiète, je fais gaffe.
- En fait t'es pas du tout malade, t'es juste...
- … Maudite.
- Oui.
- Ça va aller, pour l'interview ?
- J'imagine que oui.
- Gauche ou droite ?
- Hein ?
- Le scotch et le bâton. Bras droit ou gauche ? »


C'est donc munie d'une perche rudimentaire que Loan s'apprête à se présenter à Thørgensen Elmer. Quand elle pénètre dans le grand parc du quartier caucasien, le jeune homme est déjà là. Et il n'est pas seul : il est assis sur le banc en compagnie de ce fameux monstre qui lui colle à la peau. Si le premier paraît tout à fait poli et agréable, le second fait montre d'une honnêteté sans filtre. Sans trop savoir pourquoi, il rappelle à Loan quelqu'un qu'elle croit connaître sans arriver toutefois à se rappeler qui. Ce sont surtout ces mots qui déclenchent cette impression. Elle a l'air complètement paumée...

« Tout à fait ; Loan Walker, enchantée de faire votre connaissance ! Et merci de prendre le temps de donner cette interview. »

Et elle ne prononce pas ces mots par simple formalité : elle est vraiment curieuse d'en connaître davantage à son sujet. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'on lui offre l'opportunité de mener une interview, et encore moins d'interroger une personne rattachée à une créature.

« Est-ce que vous souhaitez qu'on s'installe dans un coin un peu plus calme pour l'interview ? »

Loan voit déjà des regards curieux s'attarder sur eux – sur eux deux. Lui avec son monstre et elle avec son simulacre de perche scotché au bras. Autant dire qu'ils font la paire. Lorsqu'enfin les voilà bien installés, Loan se sert de sa baguette magique pour démarrer le magnétophone, posé – à l'aide de ses avant-bras – entre eux.

« OK, on est bons je crois ! Avant de commencer, je voudrais vous rassurer (elle agite doucement les mains vers l'avant en signe de paix) : c'est une interview tranquille. Pas besoin de faire des manières, vous parlez librement de ce qui vous plaît. Moi, mon but, c'est d'apprendre à vous connaître – et de permettre aux Weirdtownies de vous connaître aussi parce que, je vais pas vous le cacher, puis vous le savez sûrement déjà, mais vous attisez la curiosité des gens. Ça vous va si on se tutoie ? »

L'animatrice radio se recule dans son siège. D'un geste de main circulaire, elle désigne le magnétophone devant elle, tout en donnant la parole à son vis-à-vis.

Les paroles acerbes que la créature a envers le malheureux curieux donne le ton de l'interview. Loan prend une courte mais néanmoins grande inspiration, comme pour se donner un peu de courage : pour en avoir eu un bel aperçu, elle sait à peu près ce qui l'attend. Elle relativise toutefois : tant que la bestiole se contente d'agressions verbales, elle peut encaisser. Ce ne sont que des paroles, et les paroles glissent sur elle comme sur un imperméable encore exempt de défauts. Elle ne sait pas d'où elle tient cette résilience morale, cette capacité à faire un pas en arrière face aux attaques pour en avoir une vision globale, externe – pour se sentir moins impliquée, d'une certaine manière. Elle a l'impression qu'elle a toujours été ainsi. Pour l'heure, quelle que soit la source de cette force – puisque c'en est indéniablement une –, elle est bien heureuse de pouvoir l'exploiter à son plein potentiel.

« Exactement ! Que serait cette ville sans ses croustillantes anecdotes, eh ? »

Loan ose un regard vers le parasite rattaché au blond, une façon de lui faire comprendre qu'elle ne le craint pas et qu'elle ne compte pas courber l'échine face au fiel qu'il semble aimer déverser sur quiconque lui porte un peu d'intérêt. Elle ne s'attarde toutefois pas dessus : ses prunelles se reposent sur le visage de son vis-à-vis humain, qui attend qu'une question lui soit posée.

« Je pense que ce n'est pas un secret pour vous mais dans Weirdtown, vous êtes essentiellement connu pour votre – elle s'autorise la blague – lien fusionnel avec votre compagnon. Mais qui êtes-vous réellement, Thøgersen Elmer ? Que faites-vous dans la vie ? Qu'est-ce qui vous a amené à Weirdtown ? »

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'animatrice radio ne laisse pas le parasite sur le carreau. Il happe de nouveau son attention, et le regard qu'elle lui porte, bien que rempli de curiosité, n'a rien de méfiant, de répugné ou de mauvais. Elle s'adresse à lui comme on s'adresserait à n'importe quel être doté du don de parole et d'une capacité de communication avancée.

« Quant à vous, on vous connaît pour être rattaché à Thøgersen Elmer mais au final, on ne sait rien de vos origines. D'où venez-vous ? Pourquoi avoir choisi Elmer ? Tiens, avez-vous seulement un nom, que l'on puisse vous définir autrement que par « la créature » - et, j'imagine, autres appellations plus ou moins appréciables - ? »

Même si son attention est essentiellement focalisée sur la réponse d'Elmer, une petite part de son esprit s'égare et ressasse les propos de la créature, en particulier la dernière phrase qu'elle a prononcée. « Il n'y a pas besoin d'une malédiction pour être déjà maudit dès le départ ». Innocemment, elle pensait jusqu'alors qu'elle parlait d'Elmer, et du fait qu'elle soit rattachée à lui. Mais plus elle y pense et plus une théorie prend forme, jusqu'à surpasser la précédente : et si en fin de compte elle parlait d'elle ? Si elle s'était rendu compte qu'elle avait été maudite ? Si elle voulait lui faire passer un message ?

C'est un peu moins sereine que la jeune femme continue l'interview. Elle dissimule ses doutes derrière des hochements de tête et des sourires légers. C'est son réel intérêt pour les propos de ses interlocuteurs qui lui permet de mettre ses interrogations de côté et de se concentrer totalement sur la raison de sa présence ici. Elle aura tout le temps d'y repenser, ce soir, plus tard – jamais ?

« Oh, la mode vous dites ! Qu'est-ce qui vous plaît là-dedans ? La création, la démonstration ? En tout cas, voilà qui explique votre élégance. »

Elle le pense vraiment, et appuie ses paroles d'un sourire sincère.

« Est-ce que vous seriez d'accord pour nous parler de vos origines, de l'endroit d'où vous venez ? Ne vous forcez pas bien sûr, si ça vous rend mal à l'aise on peut directement passer à la suite : qu'est-ce qui fait que vous considérez Weirdtown comme un refuge ? Qu'est-ce qui vous plaît, ici ? »

Décidément, cette rencontre prend une tournure vraiment intéressante. Si Loan pensait n'interroger qu'Elmer en premier lieu, elle se rend compte qu'elle a le droit à deux interviews pour le prix d'une. Chacun de ses vis-à-vis a des choses à partager, et leur point de vue différent sont une véritable mine d'informations et de curiosité. Elle écoute avec plaisir le récit de leurs expériences et de leurs ressentis personnels. Elle vérifie d'ailleurs à maintes reprises que le magnétophone fonctionne toujours : il ne faudrait pas perdre une goutte de ces témoignages.

« Je serais très curieuse de savoir ce que vous êtes réellement, si Elmer est bien sûr partant pour le partager. Vous disiez un peu plus tôt que la curiosité n'a pas toujours du bon, mais je pense que la curiosité naît elle-même d'un besoin de connaître et de comprendre les choses qui nous entourent pour les intégrer à notre quotidien. Elle se fait au détriment des autres lorsqu'elle n'est pas amenée de la bonne façon, mais je pense sincèrement qu'elle est plutôt une qualité qu'un défaut, car elle permet d'élargir ses horizons et sa manière de percevoir le monde. »

Ce sourire doux dont elle a le secret, il est cette fois-ci adressé au « parasite ». Au fruit de la nécessité d'Elmer.

« Je pense que le droit de vous nommer revient davantage à votre compagnon, dit-elle en désignant Elmer d'une paume tendue vers le ciel. Mais personnellement, en vous regardant, le nom qui me vient naturellement à l'esprit est Miki. »

Si la créature cherchait à mettre Loan dans l'embarras, c'est gagné : elle qui s'apprêtait à demander à Elmer s'il pouvait montrer quelques unes de ses créations – davantage par curiosité que pour ses auditeurs, après tout ils ne peuvent rien voir – se retrouve abasourdie face à la verbe vindicative du monstre.

Le bougre n'a pas tort : pour connaître quelqu'un, les humains ont la fâcheuse tendance à l'interroger sur ses origines. Comme si ses attaches passées, son lieu de naissance, Sa famille étaient ce qui le définissait le plus, au-delà de ce qu'il est, ce qu'il fait et ce vers quoi il se tourne pour l'avenir. Loan sait pertinemment que ce n'est pas le cas. Combien de personnes désirent au contraire que l'on ne les associe plus à leur nom d'origine ? Combien ont quitté leur pays natal pour une meilleure vie ? Loan elle-même sait que le passé ne représente qu'une infime partie de ce que l'on est, et même de ce que l'on n'est plus. Si le passé avait tant d'importance que cela, que serait-elle aujourd'hui, elle qui n'a aucun souvenir de ses proches d'antan, d'une saveur d'enfance, d'une odeur familière ?

Loan prend conscience de son erreur. La sensation de la mandale invisible venue lui souffler la joue n'a rien d'agréable mais elle est, à bien y penser, légitime. Elle se tait et continue d'encaisser. La créature a l'air d'avoir bien des choses à lui faire comprendre.

Elle ne partage pas complètement son point de vue. En l'occurrence, elle trouve le premier exemple de son vis à vis hargneux capillotracté. Elle est peut-être désolée d'avoir mis Elmer dans l'embarras et désolée d'avoir abordé l'interview avec les mauvaises questions, mais elle n'en demeure pas moins déterminée à défendre son point de vue et à en discuter. Car c'est selon elle la manière la plus intelligente d'apprendre et de grandir. Elle a conscience qu'elle fait et qu'elle continuera de faire des erreurs mais elle distingue également chez la créature une propension pour la méfiance et l'aspect négatif des choses. Peut-elle lui apporter sa vision à elle, une vision plus édulcorée d'un monde plein de différences ?

« « Ça partait d'une bonne intention ». Vous avez pointé la clé de ce qui est à mes yeux une « bonne curiosité ». Le monde est fait d'entités extrêmement différentes, si bien qu'il est difficile de discerner leurs intentions d'origine. Sont-elles bonnes ou mauvaises ? Il n'y a que la compréhension de l'autre qui permet de le savoir. Arriver à s'ouvrir à des idées auxquelles l'on adhère pas, arriver à se placer dans la peau d'un autre pour comprendre pourquoi il agit d'une façon ou d'une autre. Tout ce qui compte, et quel que soit le résultat, c'est que ce soit fait avec une bonne intention initiale. Lorsque j'ai interrogé Elmer, mon intention initiale était bonne, et je croyais mes questions pertinentes pour le définir. Vous m'avez fait comprendre que non, ce n'était pas le cas, et j'en suis désolée. (Loan se tourne vers Elmer) Je suis désolée de vous avoir embarrassé. Alors si vous le voulez bien, je vais arrêter de vous questionner – et vous allez parler librement de ce que vous voulez. Absolument tout ce que vous voulez. »

La jeune animatrice radio incline légèrement la tête en avant, les yeux fermés, offrant à Elmer et à sa créature (ou Elmer et son humain ? Le doute vient de s'immiscer) l'espace suffisant pour s'exprimer.

La façon dont l'hostilité dans l'atmosphère se dissipe, sans qu'elle n'en devienne pour autant moins pesante, est une expérience que Loan accueille avec un brin de dubitation. D'un côté, elle est ravie de voir qu'il est possible d'échanger plus ouvertement avec le parasite. D'un autre... Qu'entend-il par « chute de l'humanité » ? Ou tout du moins, pourquoi l'évoque-t-il comme résultante logique et irréversible d'une curiosité trop active, comme s'il savait à l'avance ce qui allait se produire ?

Pendant le discours d'Elmer, Loan aurait eu tout le loisir d'y réfléchir. Mais comme souvent, elle balaie les questions aux réponses trop abstraites d'un mouvement de bras mental et dédie à son interlocuteur toute son attention, car il n'y a pour elle pas plus important que le moment présent.

Le choix de l'anecdote laisse entrevoir de la part d'Elmer une vision étonnamment sombre et artificielle du milieu qu'il semble pourtant tant apprécier. Ça, ou... L'animatrice essaie de se mettre dans la peau du parasite ; aussi bien, tout du moins, qu'elle le peut. L'anecdote ne pointe-t-elle pas plutôt davantage la bêtise des gens ? Non, plus que la bêtise : leur incapacité à réfléchir par eux-mêmes, à ouvrir leur esprit, à voir les choses pour ce qu'elles signifient et non pour ce qu'elles sont tant qu'on ne leur met pas sous le nez, tant qu'on ne les nomme pas, tant qu'on ne les présente pas ? Ces gens qui ont ridiculisé la mannequin ; ces membres d'une presse que Loan n'apprécie guère, qui ne gagne leur vie qu'en nourrissant des assoiffés de scandales de leur boisson préférée : ne se sont-ils pas eux-mêmes ridiculisés avec leur ignorance, avec leur incapacité à voir plus loin qu'une tenue sortant des normes et des usages quotidiens ?

« Vous savez, comme je vous l'ai dit un peu plus tôt, c'est une interview libre. Et je pense sincèrement que vous avez bien fait de me reprendre : il n'y a rien de mieux pour apprendre à connaître quelqu'un que de le laisser parler de ce qu'il souhaite. »

Loan a l'impression d'en avoir davantage appris sur Elmer grâce à cette anecdote qu'à travers les questions qu'elle lui a précédemment posées. Elle entrevoit là quelqu'un las de l'humanité. Quelqu'un de profondément attaché à l'art, au sens profond des choses. Et, peut-être se trompe-t-elle, mais elle a l'impression qu'Elmer cache cette part que l'on pourrait dire « sombre » de lui derrière ses bonnes manières et sa timidité ; part devenue trop grosse et qui a eu besoin de se manifester sous la forme d'un parasite. En fin de compte, « Miki » n'est peut-être qu'une prolongation de la personnalité d'Elmer.

« Je pense qu'on va pouvoir conclure l'interview sous peu. Comme je vous ai donné la parole, Elmer, j'aimerais aussi la donner librement à notre camarade. Est-ce que vous souhaiteriez dire quelque chose de spécial ? Partager une anecdote, une vision, quelque chose qui vous tient à cœur peut-être ? »

Au sujet des rencontres intéressantes et atypiques, Loan ne peut que opiner du chef. C'est étonnant quand on y pense, qu'elle se souvienne de toutes les têtes qu'elle a croisées depuis qu'elle est ici. Deux ans, ce n'est pas rien, et Weirdtown est plus peuplée qu'elle n'y paraît. Il y a bien évidemment des visages dont elle se souvient plus que d'autres. Des personnes avec qui elle a sympathisé et qui sont devenues plus que des collègues ou des connaissances hasardeuses. Loan ne sait pas encore exactement comment considérer Elmer et son parasite mais une chose est certaine : ils font déjà partie de ces visages qu'elle ne risque pas d'oublier de sitôt. Et les paroles du parasite... Pleines de sagesse. Ça aussi, elle va s'en souvenir.

« Je suis heureuse que vous vous plaisiez ici. »

Ce n'est pourtant pas sa ville natale mais Loan en ressent une sincère fierté. Qu'importe que cela ne fasse que deux ans qu'elle vit ici, elle s'y sent chez elle et du plus loin qu'elle s'en souvienne, ça n'a jamais été le cas ailleurs. Mais de quoi se souvient-elle réellement ? Les souvenirs sont si abstraits, comme des bribes de rêves qui nous restent au réveil.

« Oh, Weirdtown n'est pas si... »

Elle percute soudainement que quelque chose a changé. Ça ne tient pas seulement au tutoiement qu'Elmer emploie désormais à son égard. C'est la lumière qui semble auréoler le garçon et son compagnon, l'atmosphère beaucoup plus légère. C'est le cordon, ce petit lien fragile né d'une bête interview improvisée par son travail, interview qu'elle n'aurait même pas dû donner compte tenu des circonstances. Finalement, elle est bien contente d'avoir accepté malgré les désagréments causés par sa malédiction.

« ... Pas si grande, oui. Ça vaut pour toi aussi. Tu sais où me trouver, au besoin. »

Elle désigne son magnétophone du menton.

« Enfin, pour vous. T'as pas l'air très ouvert aux humains mais t'as l'air d'avoir de belles choses à transmettre pourtant. Je serais curieuse de les entendre, un jour. »